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DIAL 3586
Notre Che : Un voyage en utopie, chapitres IV-VI
Bruno Serrano Ilabaca
mercredi 28 juillet 2021, mis en ligne par
Comme nous l’avions fait pour le récit d’Ilka Oliva Corado, Histoire d’une sans-papiers, DIAL va publier, en plusieurs livraisons, la version française du livre du Chilien Bruno Serrano Ilabaca, Notre Che : Un voyage en utopie, publié en espagnol en 2018 (Nuestro Che : Un viaje a la utopía, Santiago du Chili, editorial Cuarto Propio, 96 p.). L’ouvrage a été traduit en français par Pedro Tapia [1]. L’auteur raconte son périple, dans l’Amérique latine des années soixante, pour aller rejoindre la guérilla du Che Guevara en Bolivie. Sont publiés ci-dessous les chapitres IV à VI.
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IV. Vers l’utopie
Nous avons laissé derrière nous les faubourgs de Santiago et plus tard Llay-Llay, La Ligua, Los Vilos, Huentelauquén et Talinay. Mon sérieux de chroniqueur s’évanouit alors et je me consacrai à lutter contre le sommeil qui m’envahissait. Vers quatre heures du matin, poursuivis par une colonne de poussière, nous arrivâmes à La Serena. Ce fut notre premier vrai arrêt : une demi-heure. Avant cela, nous nous étions juste arrêtés quelques minutes pour remplir le réservoir d’essence, contrôler et remplir d’eau le radiateur et vérifier l’huile du moteur. Le Péruvien absorba un litre de café avec dix cuillerées de sucre, passa aux toilettes où il urina longuement, libéra un pet sonore et nous reprîmes la route en pleine nuit.
Les lumières étaient de plus en plus rares dans le paysage nocturne. Conformément à l’accord conclu, je n’arrêtais pas de déblatérer sur n’importe quel sujet pour garder éveillé le Péruvien qui, par moments, baillait à s’en décrocher la mâchoire avant de poursuivre en silence, le regard fixé sur la route et les deux mains cramponnées au volant. Nous traversâmes Carrizal Alto à sept heures du matin, dans la lumière du soleil levant. Le paysage témoignait clairement de l’aridité de la région, malgré un passage rapide par le désert fleuri, que je connaissais jusqu’à alors par les seuls récits de quelques voyageurs gringos lors de nos soûleries crépusculaires à Il Bosco. En réalité, je vis des petites fleurs jaunes et bleues qui formaient des taches dans le désert. Je crois qu’on les appelle « huille » et « napín », comme le Péruvien le confirma sans même tourner la tête.
Vers une heure de l’après-midi, nous nous sommes garés sur la large et poussiéreuse avenue principale de Copiapó. Appuyés aux murs de la cathédrale, nous avons sorti les sandwichs bien malmenés que nous avait gentiment préparés notre vieille nounou, Gertrude qui, du haut de ses soixante-dix ans d’expérience dans la cuisine et faisant fi de mes refus, avait insisté pour que je les range dans mon sac. J’étais existentialiste, vivais à fond le présent sans penser à la faim du lendemain. Ce fut la démonstration irréfutable que la vie apprend plus que les livres et qu’on peut avoir fait des études et rester ignorant.
La Hillman était une petite voiture européenne assez surprenante. Son petit moteur tournait sans se fatiguer et vers trois heures de l’après-midi nous avions laissé derrière nous Inca de Oro et Diego de Almagro et nous approchions, les quatre vitres ouvertes, de Chañaral… et de l’entrée du fatidique désert d’Atacama, écrasés sous un soleil de plomb. Le Péruvien grommela un chapelet de malédictions contre la carte routière du nord du Chili qui indiquait des distances erronées, mais nous étions déjà là et le calcul d’arriver le soir pour la traversée du désert pendant la nuit avait fait long feu. La voiture s’arrêta dans la dernière station d’essence, bien décrépite, pour remplir une nouvelle fois le réservoir, vider la vessie des passagers et remplir deux bidons d’eau pour le radiateur de la Hillman… et pour nous les voyageurs qui, après toutes ces heures de voyage, étions déjà bien moulus, les yeux cernés.
Devant mes yeux s’étendaient les collines abruptes de Chañaral, arides, sans un arbre, rien… Sur la route, le désert commençait à être couvert d’une lumière grise, des promontoires ondulés, traversés par des crevasses qui ressemblaient aux rides des visages des vieux mineurs desséchés par la vie sous le soleil implacable de la pampa du nord. Pendant que nous avancions sur cette route défoncée, la poussière et le blizzard donnaient l’impression de dessiner des lettres floues et je me demandais : Pour qui ? Qui va lire ce que le désert écrit ? Cela semblait un geste inutile, aussi inutile peut-être que ces pages ou comme ce mot, que mon frère Renato – qui ronflait sur le siège arrière avec la tête penchée en avant – écrivit à la craie sur un tableau géant du lycée n° 6 de San Miguel, mot pour lequel il écopa d’une suspension, demandée par la professeure d’espagnol détestée. Un « mot grave », avait-elle demandé en grommelant. « Cáncer », avait alors écrit mon frère avec une craie qui crissait. Il fut emmené au bureau du directeur pour s’être moqué de l’enseignante. Ce n’est pas juste, se défendit Renato : « C’est bien un “mot grave” [2] accentué sur l’avant-dernière syllabe et qui ne finit pas par n, s, ou une voyelle ». Mais ce fut inutile et il fut suspendu pendant une semaine – découverte précoce de l’arrogance aveugle du pouvoir.
Le voyage se poursuivait et même avec les vitres baissées la chaleur nous suffoquait. Absorbé par cette vision interminable du désert, je m’assoupis alors. La nuit était tombée quand nous passâmes devant l’usine de salpêtre Allemagne puis devant l’usine Chili, où clignotaient de petites lumières fantômes dans le noir. Y soufflait un vent glacé qui nous faisait claquer des dents. Quand le jour commença à se lever, nous approchions, avec notre fidèle Hillman, du village de Varillas. Cela signifiait que nous étions enfin à quelques heures de notre première destination.
Après une descente tortueuse et éprouvante et la traversée des ruines de Huanchaca, la voiture s’arrêta avec une sorte de ronronnement fatigué sur la Place d’armes d’Antofagasta. Après une pause interminable, le Péruvien descendit de voiture, les jambes rigides, sautilla un peu pour s’étirer, se coucha sur un banc en pierre de la place et se mit immédiatement à ronfler. Nous comprîmes que nous devions veiller sur son sommeil en retour de nous avoir gentiment transportés sur plus de 1400 kilomètres de Santiago jusqu’au port d’Antofagasta, sur une route inégale traversant des étendues désertiques et peu hospitalières. C’était notre devoir de solidarité, mais nous nous endormîmes sur un banc en bois à côté, jusqu’à ce qu’un policier de mauvaise humeur nous tire de notre sommeil. Nous n’eûmes alors pas d’autre choix que de prendre congé du Péruvien qui, entre grognements et jurons contre le Chili, ses habitants, sa police, etc., monta dans sa Hillman et accéléra pour engloutir les 2 500 kilomètres qui restaient jusqu’au Pérou. Des années plus tard, j’ai appris qu’il n’était jamais arrivé à Lima…
V. Antofagasta – le train pour Oruro
Le capitaine Kraft survivait sur une parcelle de terrain ensablé dans la banlieue d’Antofagasta où il avait construit un cabanon avec des matériaux récupérés sur des chantiers et dans les poubelles. Ce fut un choc de découvrir que l’oncle légendaire qui, lors d’une brève visite à Santiago, nous avait décrit avec un luxe de détails les merveilles de sa propriété, vivait en réalité dans l’indigence. Notre arrivée le prit de court et pendant que son fils aîné essayait, avec la plus grande précaution, de camoufler la pauvreté qui régnait à l’intérieur du cabanon, il nous garda dans l’entrée sableuse, sous une bâche rapiécée, en nous racontant ses aventures échevelées de marin embarqué sur des bateaux de pêche dans le Pacifique ou sur d’énormes navires marchands à Panamá ou dans les Caraïbes – et j’en passe. Après quelques longues heures d’attente, quand il se rendit compte que nous nous endormions debout, tels des hérons, et comme les améliorations domestiques étaient terminées, il nous invita à entrer dans son humble demeure, comme il la présenta lui-même.
La petite pièce était dans la pénombre et on apercevait quelques petits lits recouverts de tissus indiens. Une table dans un coin et un réchaud à kérosène constituait tout le mobilier de la maison. Nous acceptâmes un café de figue obtenu par un filtre en tissu avant de nous écrouler sur un des lits, qui craqua comme s’il allait céder. En pleine nuit, je me levai d’urgence pour aller uriner, sous un ciel noir et plein d’étoiles. Un petit vent inquiétant soufflait et gémissait en glissant sur le sable des dunes.
Le lendemain je me renseignai sur le train vers la Bolivie, un train à voie étroite, archaïque et en mauvais état, qui mettait plusieurs jours pour s’élever jusqu’aux hauts plateaux. J’achetai mon billet dans l’antique guichet de la gare et me préparai à voyager le mercredi après-midi suivant, seul jour de la semaine où ce train entamait son épopée andine. Mon frère Renato, qui n’était pas au courant du secret sur le Che et n’avait pas de passeport ni vraiment envie de voyager en Bolivie, initia son voyage de retour à Santiago après nous avoir dit au revoir. Ce fut le second et dernier voyage en stop de sa vie. Plus jamais il ne tenta pareille aventure.
Le quai de la gare décrépite d’Antofagasta était rempli de gens du Nord burinés de soleil, de quelques gringos et surtout d’Indiens quechua et aymara qui commerçaient d’un côté à l’autre de la cordillère des Andes. Le chemin de fer se présentait comme une étrange espèce de chenille ancienne, oxydée, vacillante, soufflant et craquant sur les rails avant même de partir. Les wagons étaient étroits avec d’inconfortables sièges en bois, les couloirs encombrés de colis et de vieilles valises éparpillées sur le sol, peintes comme une aquarelle de Coré dans le crépuscule par les éclairages agonisants accrochés au plafond cintré des wagons.
Le conducteur du train donna un coup de sifflet assourdissant, insuffla de la vapeur de la chaudière aux pistons de la vieille locomotive, qui commença à ramper en grinçant sur les rails rouillés par le sel du désert, pour parcourir le premier tronçon d’un peu plus de 220 km vers le nord-est, à destination du poussiéreux village de Calama, où il devait arriver quelque huit heures plus tard, après s’être arrêté dans toutes les gares fantômes qui survivaient aux abords de la voie ferrée. Les deux dernières furent Sierra Gorda et Cerritos Bayos, où nous arrivâmes gelés jusqu’aux os par le froid glacial de la nuit. Bien évidemment les wagons n’avaient pas de chauffage. Recroquevillé sur le siège trop dur, me revint en mémoire la ferme du grand-père Alfredo, à Chillán. C’est là où je suis née, raconte ma mère, à El Alazán, sous une lune immense qui brillait au-desssus du toit de la grande demeure que ma grand-mère Mimi avait construite de ses mains douces. Cette maison de bois avait deux étages, une belle galerie sur le devant et un toit pointu, avec des tuiles rouges, comme dessiné par le magicien qui illustrait les couvertures d’El Peneca [3].
À la saison du battage, les paysans, avec les juments en sueur qui galopaient en cercle sur les tas d’épis de blé, séparent le grain de la paille. Quand ma mère, Ofelia, avait six ans, elle dansait avec les filles des ouvriers sur les épis desséchés dans la grange en chantant « Il faut avoir de belles filles… tralali, tralalère… » Cependant, une nuit lumineuse, elle se réveilla avec le bêlement des moutons au milieu d’un enclos, seule et morte de peur. Elle rentra en pleurs, terrorisée, jusqu’à la galerie de la maison. Personne ne s’était rendu compte de son absence, seule la grand-mère Mimi s’était réveillée, pressentant qu’il se passait quelque chose d’étrange. Elle entendit les gémissements d’Ofelia. Elle la prit tendrement dans ses bras et la coucha dans son lit. On commenta « Elle est somnambule » et cela fut longtemps un sujet d’élucubrations. Mon frère Renato a hérité de cette faculté à marcher endormi… À El Alezan, j’ai appris tout petit à monter à cheval. Le grand-père Alfredo assurait que le minimum pour être un homme, un vrai, en plus d’une virilité à toute épreuve, était de savoir monter à cheval. Pour cette raison, tous les cousins avons eu à notre disposition un cheval nain, El Amiguito, un poney que nous sellions avec une petite selle chilienne. Nous nous sentions invincibles en parcourant le monde qui s’étendait sous les énormes châtaigniers de la propriété. Le grand-père était un excellent cavalier qui chevauchait avec enthousiasme aussi bien en position verticale qu’horizontale, si j’en crois les confidences que m’ont faites mes oncles maternels à Chillán, quand j’étais déjà un jeune homme de vingt ans, capable de comprendre certaines choses de la vie et de l’amour…
Nous traversâmes, à grand renfort de vapeur, Mantos Blancos, Baquedano, l’usine de salpêtre abandonnée Pampa Unión, Sierra Gorda et Cerritos Bayos, et le train arriva finalement, comme par miracle, à la gare de Calama. La locomotive, au bord de l’infarctus, souffle, craque et s’échoue alors comme une baleine, lançant des jets de vapeur brillant dans la nuit. Les wagons déjà bien chargés se remplissent encore d’un flot de passagers et de bagages de formes et de dimensions incroyables. Il faisait déjà jour, le soleil éclairait en chauffant l’air et les wagons continuaient à se remplir de voyageurs, la plupart des Indiens des Andes. Sur le quai arriva un groupe d’une quinzaine d’étudiants qui embarquèrent à leur tour. Sac au dos, braillards, souriants et habillés des vêtements qu’utilise la classe moyenne haute, ils étaient étudiants de la faculté d’architecture de l’université du Chili, comme je l’ai appris plus tard.
Au coucher de soleil, la locomotive résignée, soufflant et gémissant commença sa traversée vers Ollagüe, à la frontière avec la Bolivie. Mes pensées étaient toutes à la guérilla, je m’imaginais avec une petite barbe et un fusil, avec ma photographie dans les journaux où, mes amis et surtout mes amies, me verraient avec stupéfaction et diraient : « Mais, c’est Bruno, celui de la rue Florencia » …Plongé dans mes rêves, je retrouvai mes esprits lorsque s’assit à côté de moi, bien serrée, une brune magnifique, avec de grosses chaussures et un énorme sac à dos, qui allait à La Paz. Le wagon était un véritable chaos de bagages, de gens, de poules qui caquetaient, les pattes attachées avec de la ficelle, de sacs de patates, de paquets… le tout amoncelé dans un désordre incontrôlé, pendant que le train s’efforçait d’atteindre les 5 800 mètres au-dessus du niveau de la mer.
Quelques heures après le dernier arrêt, le train prit la direction du Salar d’Ascotán. Transis de froid, nous traversâmes le Salar de Carcote et apparut finalement la communauté quechua d’Ollagüe, dernier arrêt avant la frontière. Pendant l’ascension, le froid commença à faire des ravages parmi les passagers. Nous nous serrâmes l’un contre l’autre sur les sièges en bois. Carmen – c’était son prénom – appuya sa tête contre mon épaule et nous en vînmes tout naturellement à nous prendre dans les bras. Au milieu de la nuit en pleine cordillère, dans le balancement saccadé du train qui avançait lentement et par à-coups, à moitié endormis, nous échangeâmes des baisers. Jusqu’à l’aube nous continuâmes ainsi à ronronner et nous caresser, en silence.
L’après-midi, une fois traversé le Salar d’Uyuni, le train se dirigea vers le nord puis nous franchîmes le río Márquez et les villages de Challapata, Pasna, Poopo et d’autres dont j’ai inscrit les noms dans mon carnet de voyage, suivant l’exemple du Che. Nous arrivâmes finalement à Oruro et descendirent dans la gare en ruines construite à la fin du XIXe siècle. Le carnaval andin était à son apogée et les rues sinueuses étaient envahies de danseurs masqués avec des têtes de diable avec de grandes cornes, des dents aiguisées et de tous petits morceaux de miroir incrustés dans des yeux exorbités comme des ballons scintillant de lumières hallucinantes. Ils étaient vêtus de costumes recouverts de paillettes et de plumes multicolores et de vêtements traditionnels aux couleurs indescriptibles. Tout cela dans un vacarme assourdissant de grosses caisses, tambours, trompettes, flûtes et sous une pluie de confettis et serpentins. Sur les trottoirs des rues pavées et sous des auvents improvisés, on vendait de tout : plats, fritures, babioles, amulettes, feux d’artifice, ekekos [4] pour l’abondance, feuilles de coca…
Les camarades de Carmen, un couple de Français et moi trouvâmes une auberge de dernière catégorie, à côté de la Place d’armes, où nous louâmes deux chambres délabrées sans fenêtres avec chacune huit couchettes et deux lits superposés chancelants. Nous laissâmes alors nos sacs et chacun est parti plein d’enthousiasme s’immerger dans le carnaval. Une heure plus tard, je revins changer de chemise, la marche et les 39 degrés écrasants l’avaient transformée en chiffon. Carmen, silencieuse, était là, occupée à refaire son sac à dos.
Elle se coucha sur le dos sur l’un des lits et me regarda en souriant. Je compris le message et me couchai doucement sur elle. Nous commençâmes à nous embrasser et nous caresser, mais le couple d’Européens débarqua sans prévenir dans la chambre.
– Pardon ! s’exclama sans grande conviction le Français, un barbu maigre, qui se coucha alors avec sa compagne sur la couchette d’à côté.
Carmen et moi nous sommes restés immobiles, attendant je ne sais quoi. Deux minutes plus tard commencèrent les petits cris, les soupirs et les grincements du sommier des Français. Nous nous regardâmes, les yeux à demi fermés et Carmen leva les sourcils et – avec la timidité des sous-développés – nous sommes restés paralysés, envahis par la pudeur.
– Ça sera pour une autre fois, lui chuchotai-je à l’oreille.
Réaliste, elle me répondit à l’oreille aussi :
– Il n’y aura pas de prochaine fois.
Et elle me fit signe dans le dos avec sa main de nous lever. J’avais à nouveau trempé ma chemise propre et pendant que je me changeais, Carmen commença à m’embrasser la poitrine, les bras. Ignorant les Français qui poursuivaient bruyamment leur affaire, nous nous couchâmes sur un lit éloigné du couple ardent, qui, semblait-il, étaient arrivés à l’étape finale, j’enlevai son soutien-gorge et embrassai ses seins… La porte s’ouvrit violemment, les camarades de Carmen débarquèrent en trombe et restèrent soudain sans voix. Elle se mit à pleurer et cacha son visage avec la couverture. Je boutonnai son chemisier et nous nous levâmes sans regarder le groupe, resté immobile.
– Et alors, il y a un problème ? leur ai-je dit, car ils me dévisageaient d’un air hostile.
Avant de recevoir une réponse, les gémissements du couple français qui arrivait à l’orgasme nous firent tous sortir en courant de la chambre. C’est la dernière fois que je vis Carmen.
– Je ne peux pas continuer avec toi à La Paz. Je vais dans une autre direction, lui confessai-je. J’étais à deux doigts de lui dire que j’allais rejoindre la guérilla du Che, mais je me contins.
Encore sous le coup de l’émotion provoqué par ces amours incendiaires qui surgissent en voyage, je continuai ma route en stop pour parcourir les quelque 200 km vers la ville suivante.
VI. Cochabamba
Installée à environ 2500 mètres d’altitude, Cochabamba était à l’époque une petite ville, presque un village, avec maisons coloniales en pisé, églises et ruelles pavées pleines de recoins. Là aussi le carnaval était célébré avec enthousiasme et ressemblait plus à une bagarre générale qu’à une fête à dimension religieuse. Les participants au carnaval utilisaient des pompes faites maison pour tirer de l’eau mélangée à de l’encre sur les yeux et les vêtements, ainsi que des boulettes de glaise dures comme des pierres. Je le sais de source sûre, parce que j’en reçu une à la tête, qui me fit voir trente-six chandelles et me laissa sur le carreau au moins une heure. Je me réveillai entouré de jeunes Quechuas qui se moquaient de moi, convaincus que j’étais en train de faire le mort. Encore à moitié dans les vapes, je me levai et déambulai sans but pendant plusieurs heures jusqu’à ce que la divine providence me ramène à la pension où j’avais loué une chambre.
Le lendemain, je partis on the road très tôt pour trouver un camion qui pourrait me faire parcourir les 500 km qui me séparaient de Santa Cruz de La Sierra – ville frontalière avec le Mato Grosso brésilien et siège des plus riches propriétaires terriens de la Bolivie –, où je devais retrouver Darío Bush, Charme le Maigre et le Noir Sepúlveda. J’avais le sourd pressentiment maintenant que la présence du Che était un secret de polichinelle dans l’Altiplano.
Dans le camion, rempli d’Indiens, de paysans et de paquets, je fis la connaissance de deux Péruviens et d’un Camba très grand, de belle allure et prêt à tout pour de l’argent. Les Cambas sont originaires de Santa Cruz de la Sierra, la région orientale de la Bolivie et sont les rivaux des Collas, qui proviennent de l’ouest du pays, de La Paz. Les deux Péruviens étaient des malfrats, des escrocs en fuite apparemment, mais sympathiques en diable.
Le camion trembla, sauta et patina et glissa dans la boue pendant presque deux jours jusqu’à un hameau appelé Siberia. Le chauffeur y avait apparemment un amour maudit, parce qu’il se rendit au bar où il se mit à boire comme un damné et après plusieurs heures, la voix pâteuse, il refusa de continuer au volant du camion malgré les réclamations des passagers brinquebalés jusque-là.
– Alors, qui sait conduire ? demandèrent en criant les Quechuas en regardant vers moi fixement.
Je n’osai prendre une responsabilité aussi grande. J’avais eu un accident avec une voiture volée quand j’avais quinze ans. J’avais été en prison pour ça et j’étais maintenant très prudent là-dessus. Lors de ce malheureux accident, la Coqui – la maman de Cochín – m’avait sauvé d’une bonne raclée que le propriétaire de la voiture voulait m’infliger devant tout le monde. Elle avait fait face au propriétaire furieux dont les yeux crachaient des flammes après avoir été prévenu que sa voiture avait eu un accident… pendant qu’il déjeunait. Mais il se calma lorsqu’elle, de petite taille et portant des talons hauts, l’admonesta avec autorité en le regardant d’un d’air de défi :
– Alors, Monsieur l’agresseur ? Vous allez le frapper ? Vous ne voyez pas que ce sont des enfants ?
Elle le maintint ainsi à distance jusqu’à l’arrivée de la police, qui m’arrêta et me conduisit au commissariat. Mais ça, c’est une autre histoire.
Voilà pourquoi je me refusai à conduire le camion et c’est alors un petit vieux ridé, de petite taille et avec un petit chapeau noir bien poussiéreux qui lui cachait à moitié les yeux, que s’installa sur le siège du chauffeur, fit rugir le moteur d’un coup d’accélérateur, et démarra avec force saccades. Le camion fit une embardée et faillit se retourner. Nous réussîmes à sauter ensemble dans la boue. Par chance, le camion ne se retourna pas complètement et entre tous les passagers malmenés, nous réussîmes à le remettre en position verticale. Face à la montée menaçante des protestations, le chauffeur, la chemise tachée de vin et le ventre volumineux à l’air, abandonna le bar furieux en insultant tout le monde en quechua. Chancelant, il escalada alors le marchepied, s’installa dans la cabine déglinguée et, après avoir proféré une bordée de malédictions, donna un fort coup d’accélérateur. Le camion reprit ainsi sa route en cahotant sur la piste marécageuse.
Quittant Siberia, nous empruntâmes une route peu marquée au milieu de la forêt, suffoqués par les rafales de vent chaud et avec le mal de mer sous l’effet des zigs-zags incessants du camion qui tentait en vain d’éviter les nids de poule creusés par les pluies torrentielles.
Il faisait 38 degrés et nous arrivâmes finalement à El Pari, dans la banlieue de Santa Cruz de la Sierra, où habitait la famille paysanne du Camba. Nous nous installâmes là pendant plusieurs jours dans une hutte de terre avec toit de canne chuchio, adjacente à la modeste maison de sa mère.
Comme mes finances devenaient plus que précaires, je décidai de vendre la couverture en laine chargée de remplacer le sac de couchage que je n’ai jamais eu. En réalité, il était digne d’Ionesco de voyager avec un vêtement d’hiver dans un endroit aussi chaud que celui-là.
Santa Cruz de la Sierra était une sorte de Macondo [5], un village ancien traversé de corridors coloniaux avec des galeries et des toits entrecroisés, où les demeures des riches propriétaires terriens s’élevaient autour de la Place Vingt-quatre Septembre – je crois qu’elle s’appelait auparavant El Pari —, et à partir de là, vers la périphérie, s’élèvent des hameaux et des huttes dont la pauvreté témoignait des inégalités sociales.
La maison de Darío Bush est située face à la place. Elle est en pisé, de couleur blanche, peinte à la chaux ; elle possède une petite arche à l’entrée et le toit est couvert de tuiles rouges, déteintes par le soleil. Je suis installé en banlieue, dans le hameau du Camba, avec les deux voyageurs péruviens originaires du département d’Amazonas. Le Camba et sa famille étaient des paysans pauvres comme Job, mais très généreux. C’est ainsi qu’il partagea avec nous – ses nouveaux amis – sa maison de pisé et de paille, entourée de palmiers où évoluait leur chimpanzé favori qui, par malheur, mourut de froid par une nuit bizarre où la température descendit à 28 degrés. Le pauvre singe resta pétrifié. Un, deux, trois… soleil, chuchota le Péruvien, pour ne pas blesser les sentiments du Camba, attristé par la mort de son petit animal, figé en position égyptienne.
Durant nos longues conversations nocturnes pour supporter la chaleur écrasante, nous apprîmes que le Camba était un « achacao » c’est-à-dire un enfant abandonné avec un nom « offert » par la famille. Il faisait comme si cela n’avait pas d’importance, mais ça lui était sans doute douloureux.
Les jours d’attente sur les marches des escaliers de la Place d’armes de Santa Cruz s’écoulaient lentement. Ma curiosité était excitée par quelques étranges primates appelés « pericos » qui se déplaçaient accrochés aux palmiers et qui suçaient les feuilles des arbres, sans que personne n’y prête attention. Arriver jusqu’à la place poussiéreuse me prenait une heure et demie de marche entre la boue, les flaques et les bananiers exubérants. Non, mes copains n’étaient pas arrivés en Bolivie et je commençais à me décourager. Et si le Che était dans n’importe quel autre endroit de la planète et que Darío ne faisait que fantasmer ? Bon, je n’avais de toute façon pas d’autre option et malgré la faim qui me tenaillait parfois, tout ce qui m’arrivait était comme une aventure permanente. D’ailleurs, le carnaval approchait avec toute sa force tellurique, inquiétante, qui allait prendre possession de la ville pendant une semaine de folie. Les femmes utilisent des masques pour cacher leur visage et rien n’est interdit dans le grand élan de libération de la répression machiste qu’elles subissent pendant toute l’année. Ainsi, tout à coup, une femme masquée passionnée t’embrasse sur la bouche pendant que ses mains te pressent les testicules ou te tripotent les fesses. Comme un bon macho habité à ce que l’offensive aille dans l’autre sens, on reste paralysé de peur.
Je me rappelle que la première nuit de carnaval, assez inquiet des empoignades des femmes masquées, je décidai de retourner dans mon hameau pour échapper à la java, aux cotillons et à l’excitation que la folie du carnaval transmettait à tout le monde. Je repris le chemin boueux du retour en tapant sur les insectes et les moustiques qui piquaient sans arrêt. Après une heure de route, je tombai sur un estaminet où l’on vendait de l’eau de vie. J’étais déjà un peu bourré et je décidai de boire un dernier coup dans ce local presque vide. Seuls deux paroissiens bien pompettes ont réagi quand ils ont entendu mon accent. Devenus tout de suite agressifs, ils m’insultèrent – « Chilien de merde » – et l’un d’entre eux s’approcha en vacillant et dégaina un poignard. Je déguerpis, courant sans doute une demi-heure entre cannes et marais, jusqu’à constater que mes poursuivants étaient restés empêtrés dans la boue, hors d’haleine et recrachant leur cuite. J’arrivais en piteux état à la maison du Camba, respirant fort et furieux de constater que les contentieux persistaient encore, presque cent ans après la maudite Guerre du Pacifique.
→ Lire les chapitres VII à IX.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3586.
– Traduction de Pedro Tapia.
– Source (espagnol) : Bruno Serrano Ilabaca, Nuestro Che : Un viaje a la utopía, Santiago du Chili, editorial Cuarto Propio, 96 p.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Le traducteur remercie pour leur aide à la relecture Jacqueline Quatrecotes, Vincent Gerbe et Guy Michel Isnard.
[2] Nous francisons l’expression espagnole « palabra grave » pour que le jeu de mots continue à fonctionner. Les « mots graves » sont, en espagnol, ceux qui portent l’accent d’intensité sur l’avant-dernière syllabe – on parle de paroxytons –, par opposition aux « mots aigus » (oxytons), où l’accent est sur la dernière syllabe, et à ceux qui portent l’accent sur l’antépénultième (proparoxyton) – note DIAL.
[3] Illustré hebdomadaire pour les enfants – NdT.
[4] Ekeko est le dieu aymara de l’abondance, de la fécondité et du bonheur, souvent représenté en Bolivie sous la forme de petites statuettes, les ekekos – NdT.
[5] Nom du village où se passe le roman Cent ans de solitude, de Gabriel García Márquez – NdT.