Accueil > Français > Dial, revue mensuelle en ligne > Archives > Années 2020-2029 > Année 2023 > Novembre 2023 > ARGENTINE - Les femmes des Ligues agraires et du Mouvement rural d’action (…)
DIAL 3680
ARGENTINE - Les femmes des Ligues agraires et du Mouvement rural d’action catholique
Claudia Calvo
jeudi 30 novembre 2023, mis en ligne par
L’Institut de recherches Gino Germani (IIGG), rattaché à la faculté de sciences sociales de l’université de Buenos Aires a entrepris de constituer une archive audiovisuelle avec les témoignages de femmes ayant participé aux Ligues agraires et au Mouvement rural d’action catholique dans les années soixante et soixante-dix. Claudia Calvo, chercheuse à l’IIGG, présente dans ce texte publié par l’agence Tierra viva (29 septembre 2023) les contours et les enjeux de ce travail d’histoire orale.
Le rôle fondamental joué par les femmes au sein des organisations rurales du nord-est de l’Argentine dans les années soixante et soixante-dix : tel est le sujet central d’une archive audiovisuelle qui sauvegarde les voix et les récits passés sous silence dans la défense des droits des paysans, la lutte pour la terre et la construction d’un modèle rural pour les classes populaires.
« Archive audiovisuelle de témoignages de femmes des Ligues agraires et du Mouvement rural d’action catholique ». Ceci est le titre officiel d’une série d’entretiens qui retracent, sous forme audiovisuelle, l’histoire et les souvenirs des paysannes qui participèrent aux Ligues et au Mouvement rural dans les années soixante et soixante-dix. Les entretiens mettent en lumière leur formation politique et leur rôle dans l’organisation agraire, la répression de l’État et la réalité agraire après la dictature dans le nord-est de l’Argentine.
Les femmes des Ligues et du Mouvement rural
Vers la fin des années soixante, les familles paysannes regroupées dans les complexes agroindustriels du nord-est du pays assistèrent à un processus de mobilisation politique. Les Ligues agraires constituèrent un mouvement social de masse, dont l’originalité résida autant dans la formation continue, la participation de jeunes et de femmes et le pouvoir de pression que dans la promotion d’un nouveau projet de société comprenant la pleine participation des familles.
Créées initialement en 1970 dans le Chaco, épicentre de leurs mobilisations et lieu de concentration de leur militantisme, elles s’étendirent ensuite dans les provinces de Misiones, Corrientes, Formosa, et dans le nord de Santa Fe et Entre Ríos. Elles encouragèrent la distribution des terres et la fourniture de titres de propriété, la réglementation de la commercialisation et de la production par l’État. Elles se dressèrent contre les monopoles de la commercialisation et le pouvoir des propriétaires terriens.
Les transformations de l’institution ecclésiale à la fin des années cinquante, avec la Doctrine sociale adopté par l’Église catholique dans le cadre du Concile Vatican II en 1962, contribuèrent de manière décisive à l’émergence des Ligues agraires.
Ces mutations favorisèrent la formation d’une nouvelle conscience politique et sociale au sein du christianisme, de l’option préférentielle pour les pauvres, dans le cadre de ce que l’on appelé le dialogue entre marxisme et christianisme. C’est ainsi qu’apparut un activisme catholique de groupes de laïcs, généralement jeunes, qui débordèrent les organisations traditionnelles de l’Église dans leur recherche du « peuple » dans les usines, dans les bidonvilles et dans les zones rurales.
La deuxième Conférence générale du Conseil épiscopal latino-américain (Celam) et le document du Mouvement des prêtres pour le tiers monde « Sur la violence en Amérique latine » eurent une résonance particulière dans les secteurs de l’Église qui menaient déjà un travail de fond dans les zones rurales du nord de l’Argentine, notamment parmi les membres du Mouvement rural d’action catholique.
Son intégration au Mouvement international des jeunesses agraires catholiques lui apporta la marque de Paulo Freire et la méthodologie dite du « voir, juger, agir ». Les Ligues agraires du nord-est reçurent un soutien important des évêques.
Actrices du processus de radicalisation populaire, les Ligues subirent des persécutions politiques dès le début de 1975 et furent démantelées au moment du coup d’État de 1976.
Avec le retour de la démocratie, l’organisation paysanne fut stigmatisée et réduite au silence sur le plan institutionnel, dans la presse et dans la population rurale. Le phénomène s’étendit également aux milieux universitaire et artistique. Ce n’est que tardivement, en l’an 2000, à partir des commémorations officielles autour de l’anniversaire de la dictature civico-militaire, que les autorités commencèrent à solliciter les témoignages des membres des Ligues.
Les auteurs de ces initiatives omirent cependant de collecter les récits des femmes actrices de ce passé, en dépit du rôle qu’elles avaient joué. Ainsi, les mémoires des paysannes membres des Ligues pâtirent d’une double invisibilisation, de par leur condition subalterne de classe et de genre.
Enregistrement de leurs récits
Nous devons cette archive audiovisuelle – qui sera bientôt en ligne – à l’Institut de recherche Gino Germani et à l’organisme Memoria Abierta. Elle a été présentée le 15 septembre 2023 à la Faculté de sciences sociales de l’Université de Buenos Aires, en présence de trois femmes membres du Mouvement : Beatriz « Tudy » Noceti, Adelina de León et Norma Coca Morello.
Elles ont raconté leurs parcours de vie, le processus d’enregistrement d’autres témoignages de femmes, leur participation aux assemblées de base, les rassemblements, marches et grèves organisées par le Mouvement entre 1970 et 1975. À ce jour, il existe neuf entretiens de femmes qui eurent une responsabilité politique dans la lutte rurale.
Beatriz « Tudy » Noceti collabora à l’organisation et la formation du Mouvement rural et des Ligues agraires dès sa jeunesse au début des années soixante. Elle participa à la Coordination nationale du Mouvement, fut poursuivie pendant la dictature et, après le retour à l’ordre constitutionnel, elle travailla avec d’autres femmes à la réorganisation du monde paysan.
« En 73 les femmes des Ligues agraires ont demandé la tenue d’une réunion seulement entre femmes parce que, à l’intérieur du Mouvement, on avait commencé à se dire qu’il faudrait se pencher sur la condition des femmes. Cette demande des femmes n’a pas été très bien reçue par les conjoints, elle ne les pas emballés. On parle là de l’année 1973 ! Mais nous l’avons obtenue », se souvient-elle.
En repensant au processus de réorganisation rurale mené après la dictature, elle a souligné que ce furent les femmes rurales qui conduirent cette expérience car les hommes avaient été très affectés par les morts et les disparus des Ligues agraires.
Selon Noceti, c’est seulement au début des rencontres qu’elles ont commencé à avoir avec d’autres femmes des Ligues et du Mouvement rural (il y a un an, au sujet de la création de l’Archive) qu’elles ont pris conscience du fait qu’elles ne s’étaient jamais exprimées d’une manière approfondie sur ce qu’elles avaient vécu durant la période de terrorisme d’État.
Et d’expliquer : « C’est tellement dur de parler de ce qui nous est arrivé ! Coca (Morello) est allée en prison, on a cessé de se voir, ensuite elle a dû s’exiler. Adelina (de León) a été en prison deux fois, je l’ai complètement perdue de vue à cette époque. Nous avons dû attendre toutes ces années avant de nous retrouver, mais on s’est aperçu que nous avions toutes continué d’agir, de travailler. »
Neuf témoignages ont déjà été enregistrés, que l’on peut consulter dans l’Archive audiovisuelle de l’Instituto Gino Germani. Simultanément, ils figurent dans le projet Insoumises de la Terre (de Memoria Abierta), lequel vise à bâtir une histoire sur l’action politique des femmes liées la production agraire, à l’activisme paysan et aux résistances rurales en Argentine.
« L’espoir de vivre mieux, dans la dignité »
Adelina de León a étudié la sociologie à Buenos Aires. À la fin des années soixante, elle intègre un groupe d’étudiants universitaires qui s’intéressent au tiers-mondisme, avec qui elle commence à se rendre dans les zones rurales de différentes provinces. C’est ainsi que, après un bref séjour dans les zones de production cotonnière du Chaco, elle s’installe en zone rurale, participe aux Ligues agraires et entre à leur comité central, jusqu’au moment où elle est arrêtée et portée disparue avec son mari Quique Lovey, un des dirigeants à l’époque (avril 1975), avant d’être de nouveau enlevée pendant la dictature militaire.
Adelina, qui n’était pas originaire de l’endroit mais qui a vécu en zone rurale pendant la première moitié des années soixante-dix, a témoigné du processus d’organisation politique des paysans qui émergeait à la faveur de la construction de la démocratie de base et du travail pédagogique de Paulo Freire dans les colonies rurales. Les dirigeants du monde paysan, précise-t-elle, lui disaient : « Tu n’as qu’à mettre un sujet sur la table et attendre, parce que les ruraux aiment réfléchir tranquillement, ici, les gens attendent, et quand quelqu’un dit quelque chose, ils en tiennent compte. »
Concernant la persécution à l’encontre des paysans, elle a expliqué que les Ligues agraires étaient devenues une menace pour les détenteurs du pouvoir économique dans la région : « En 1975 nous avons obtenu que 80% de la production de coton reviennent aux coopératives. Nous avons touché au pouvoir de Bunge et Born. La filature leur appartenait, les égreneuses aussi, mais le coton appartenait aux coopératives et ils devaient négocier avec elles. »
S’agissant de l’enregistrement des témoignages des femmes membres des Ligues, elle ajoute que – lorsque ces femmes racontent ce qu’ont signifié les Ligues agraires pour le monde paysan – ressort l’espoir qui servait d’idée force de ce passé de lutte : « Quand on leur parlait des années soixante-dix , elles évoquaient l’espoir de vivre mieux, dans la dignité, d’être unies. » Et de conclure : « J’ai été très émue de revenir au Chaco et de conduire des entretiens avec des femmes que je n’avais pas vues depuis bien quarante ans. »
Enseignante rurale membre des Ligues détenue illégalement
Norma « Coca » Morello a participé au Mouvement rural d’action catholique et à l’organisation des Ligues agraires. Elle s’est consacré à l’alphabétisation des paysans et bûcherons ruraux du nord-est. À la fin des années soixante-dix, elle a participé à des campagnes d’alphabétisation en Amérique centrale, dans le cadre du travail réalisé au sein du Mijarc (Mouvement international de la jeunesse agricole catholique). Elle a été enlevée durant cinq mois sous la dictature dirigée par Alejandro Agustín Lanusse, puis de nouveau durant la dictature qui commence en 1976. Elle a vécu en exil jusqu’au retour à l’ordre constitutionnel.
En 1993 elle a publié un livre de témoignage sur son expérience de militante, sa disparition et détention précoce. Elle vit à Buenos Aires, où elle a travaillé dans l’alphabétisation dans le quartier Padre Mujica (Retiro).
Au cours de la présentation de l’Archive, elle a mis l’accent sur son expérience d’alphabétisation et de formation politique avec les paysans. Au sujet des premières assemblées des Ligues agraires à Corrientes, elle a rappelé que la démocratie de base faisait partie de la culture et des modes de socialisation des paysans. « J’étais impressionnée par leur souci de démocratie. Il faut avoir en tête leurs origines guaranís. Je n’avais pas besoin de leur dire que nous avons tous les mêmes droits. Dans ces réunions, la plus grande démocratie régnait. Quand on a commencé à discuter des problèmes, ils se sont mis eux-mêmes dans la perspective de voir leurs problèmes comme des problèmes provinciaux, nationaux », a-t-elle raconté.
Concernant les persécutions qu’elle a souffertes, elle a souligné les liens existant entre la répression illégale, les entreprises et les propriétaires terriens locaux : « Je me suis rendue à titre d’enseignante rurale à l’école de l’estancia des Ballestra, la plus grande, détenue par le plus grand propriétaire terrien de la province. Ballestra était en pleine campagne anti-communiste. J’ai raconté à l’une des maîtresses de l’école que j’avais été en Amérique centrale. Et ce monsieur Ballestra a commencé à dire que j’avais été à Cuba. Un mois après mon arrivée à l’estancia, où nous vivions, on est venu m’arrêter en pleine nuit. »
Elle a disparu entre novembre 1971 et mai 1972 et subi des tortures physiques et psychologiques. Elle a été libérée après une forte pression populaire sur celui qui était alors président de facto, Alejandro Agustín Lanusse, qui se trouvait alors en campagne prosélyte dans le Chaco.
Le passé et le présent
Les interventions entendues pendant la présentation de l’Archive ont surtout porté sur les expériences d’organisation du secteur rural du nord-est durant ces années, sur l’influence de la pédagogie de Paulo Freire dans la construction de la démocratie de base des colonies, sur la formation politique de cadres intermédiaires, autant de questions influencées par la perspective chrétienne du Mouvement rural et la présence des évêques, qui garantissait une vaste adhésion des familles rurales.
Elles ont mis en lumière le parcours de vie des femmes membres de l’organisation qui, dans certains cas, se sont interrogées entre elles sur la nécessité de réfléchir à leur place dans la famille et dans le projet des Ligues. Elles ont évoqué l’expérience des retrouvailles et de l’enregistrement des histoires de camarades qui sont aussi leurs propres histoires, expériences chargées d’émotion qui, par leur présence, ont permis l’émergence de sentiments communs sur le passé qui, sans cela, ne seraient peut-être pas apparus : récits qui évoquent de façon similaire des anecdotes sur des faits passés ou des sentiments communs, alors même que les personnes ne se sont pas vues depuis 45 ans et que ce passé n’a pas encore été élaboré collectivement.
L’Archive a pour objectif d’enregistrer le récit des femmes qui participèrent à la coordination régionale et nationale du Mouvement rural d’action catholique, dont certaines – au début des années soixante-dix – ont été le moteur de rencontres entre femmes paysannes pour débattre des problèmes spécifiques qu’elles vivaient à la campagne, dans leur famille et dans l’organisation.
Sont également collectés les témoignages des filles des femmes et des hommes membres des Ligues qui ont vécu cette expérience d’organisation ou qui en ont entendu parler dans leur famille.
La question biologique limite les possibilités de concrétiser la tâche de recueillir ces récits : on a affaire à des femmes très âgées et limitées dans leur mobilité qu’il faut aller chercher dans les secteurs et les colonies les plus éloignées des zones urbaines, ce qui exige d’accélérer le travail d’enregistrement.
Tel a été le cas, par exemple, d’Elena Yanda – membre des Ligues agraires dans le Chaco – qui, en 1972, a pris part avec sa famille à l’un des conflits les plus importants concernant la lutte pour la terre, connu comme « marche des vaches ». Elena est décédée quelques semaines après son interview (en juin 2023).
Dans d’autres cas, la difficulté rencontrée pour prendre contact avec les femmes membres des Ligues est due à la méconnaissance de leur propre identité parce qu’on les connaît généralement sous le nom de « femme d’untel », en référence au lien matrimonial qu’elles eurent avec des dirigeants ou des militants du monde paysan, situation qui limite la possibilité de comprendre la spécificité de leur rôle et de leur participation quotidienne à l’organisation.
Il existe aussi des situations dans lesquelles des femmes qui ont participé aux Ligues agraires, assumé des responsabilités et contribué à la formation, refusent de raconter cette expérience par peur et à cause du stigmate alors apposé, et qui perdure encore, sur l’activisme paysan des années soixante-dix, souvent associé à l’« extrémisme » ou à la « subversion ».
Encore aujourd’hui, 50 ans après la naissance des Ligues agraires, certaines femmes rurales qui ont intégré ce mouvement social et exercé même des fonctions comme porte-parole de l’organisation dans ses actions collectives et des responsabilités au comité de direction, ne veulent pas parler. « Mon mari ne veut pas que je parle », voilà ce qu’elles répondent, entre autres, pour justifier leur position.
Le tabou, le stigmate et la peur semée dans les campagnes durant la période de terrorisme d’État s’entremêlent et agissent parallèlement au machisme qui persiste dans le monde rural. Ces phénomènes expliquent aussi la double invisibilisation des femmes paysannes en tant que protagonistes de ce passé.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3680.
– Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
– Source (espagnol) : Tierra Viva, 29 septembre 2023.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.