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DIAL 2746
PARAGUAY - L’incendie d’un centre commercial, ou l’argent contre la vie
mercredi 1er septembre 2004, mis en ligne par
Le dimanche 1er août, un terrible incendie a détruit un centre commercial d’Asunción, provoquant la mort de 364 personnes, avec quelque 50 disparus et plus de 500 blessés. Le désastre est immense, le traumatisme profond. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un accident puisque le feu s’est déclenché à la suite d’une absence grave d’entretien des installations, la suppression systématique des mesures devant assurer la sécurité, l’utilisation de produits inflammables interdits dans la construction, l’absence de contrôle par les services officiels, etc. Ce drame est le produit de l’irresponsabilité des dirigeants et de l’intérêt exclusif qu’ils portent à l’enrichissement dont le commerce était pour eux la source. Ci-dessous, nous publions un texte anonyme, qui est vite devenue un texte référence, diffusé rapidement dans tout le pays, dans le réseau des courriers électroniques, de la presse et même par impression au dos des T-shirts vendus au profit des survivants. Le second texte, en provenance de Buenos Aires (Argentine) est dû à la plume de Gabriel Fernández et a paru dans ALAI le 2 août 2004.
LE JOUR OU l’ON A FERME LES PORTES
Comme tout est différent.
Les rues d’Asunción sont tristes et solitaires. On dirait que tout s’est arrêté pour un moment, en attendant de se réveiller d’un cauchemar.
Le silence étourdit, rend sourd, et l’air qu’on respire est un air d’agonies.
Les visages brûlants ont chevauché les vents et nous ont fait part de la douleur de leurs morts. Dans le silence dense, on n’écoute que les cris de nos amis, de nos voisins, de la grand-mère avec ses cadeaux, du gamin qui conduit le chariot, du monsieur des légumes, de nos gens, de notre peuple suppliant pour un seconde de plus, un seconde seulement, pour tenter de sauver leurs vies de la flamme furieuse de la mort.
Il s’agissait de familles entières dans un dimanche de supermarché, préparant le traditionnel repas familial de midi.
C’étaient des fêtes ; c’étaient des mères et des pères apportant avec amour à la maison le produit du sacrifice du travail ; c’étaient des enfants choisissant des crayons de couleurs pour les devoirs de l’école ; c’étaient des mères choisissant les meilleurs légumes pour leurs enfants ; c’étaient des enfants épatés qui voulaient des jouets ; c’étaient des rêves ; c’étaient des projets ; c’étaient des vies.
Je crois que nous pouvons les écouter encore :
– Maman, pourquoi a-t-on fermé les portes ?
– Monsieur, nous ne voulons pas vous voler, ce que nous avons du mal à respirer ! ce que le feu nous fait mal !
– Attention, ne marchez pas sur la fillette !
– Ouvrez, monsieur…. mes enfants m’attendent !
– Ouvrez, monsieur… ma famille est là dedans !
– Papa… ?
– Maman, qu’est-ce qui ce passe ?
– Madame, courrez… !
– Papy, ne meures pas !
– Ouvrez, s’il vous plaît… !
Des cris qui résonnent dans nos oreilles et qui ne nous laisseront jamais oublier le jour où on a fermé les portes à leurs vies.
Plus de trois cent cinquante corps emprisonnés dans un luxueux et moderne piège de mort ; piège avec des couleurs, avec de l’odeur du pain frais, avec des conduits d’air conditionné ; temple mesquin de fidèles naïfs.
Nous étions avec eux, nous voulions les défendre ; nous voulions les aider à respirer ; nous avons jeté des pierres contre le piège, et nous avons rompu ses fenêtres, nous avons ouvert des trous dans ses murs, mais le piège était trop fort et le feu jouait en sa faveur.
Aujourd’hui,
Il y a de postes de travail vides,
Il y a de chaises vides dans les écoles,
Il manque les étreintes des mères,
Il manque les conseils des grands-pères,
Il manque quelqu’un pour pousser le hamac,
Il y a une assiette en trop à table,
Il manque une chanson,
Il manque quelqu’un dans l’équipe de foot,
Ils manquent ceux qui sont tombés dans le piège.
Des familles entières se sont affrontées au feu, bras dans les bras ; d’autres personnes l’ont fait absolument seules, des vieillards, des jeunes, des enfants, mais tous étaient unis dans un seul cri qui a fait trembler la terre et qui est allé au-delà, témoignant la douleur, le désespoir , l’impuissance :
Ouvrez les portes !
Et les portes du Ciel se sont ouvertes.
***
En une métaphore surprenante sur le thème de la dette extérieure de l’Argentine, les débiteurs d’un centre commercial du Paraguay s’en sont allés (au ciel) sans payer. Le comportement criminel du directeur Juan Pio Paiva a conduit à l’homicide coupable de 311 personnes – du moins jusqu’au moment où l’on connaîtra les derniers chiffres.
Il s’agissait d’un jour tranquille, à Asunción. De nombreux travailleurs, forcés à travailler sans compensations particulières en fin de semaine, espéraient accueillir un nombre important d’acheteurs. Tout en buvant mate sur mate, ils discutèrent des prix et des horaires, d’histoires familières et de désirs personnels.
Dès l’ouverture, ils remarquèrent qu’il s’agissait d’un jour particulier, avec de nombreux acheteurs potentiels, des promeneurs et des enfants accompagnés de leurs parents. Rien que de banal, sinon, à l’évidence, une journée de grande consommation, selon les paramètres locaux. Jusqu’à ce que, dans l’un des espaces consacrés aux réserves, un incendie démarre, selon ce qui a été raconté.
Et si la nouvelle paraissait préoccupante en raison du coût probable, il n’y avait pas de raison pour que cela aille jusqu’à l’horreur. L’alerte donnée, il fallait vider les lieux pour permettre l’intervention des pompiers. On pleurerait seulement, certains avec plus de force que d’autres, des pertes matérielles. Et peut-être, naturellement, celles de quelque employée de l’arrière-boutique, secteur le plus exposé.
Grave, certes, mais pas tant que cela. Jusqu’à ce que plusieurs imbéciles, propriétaires des locaux dans ce centre commercial d’Asunción, comprirent que si les acheteurs qui les enrichissaient chaque jour se retiraient rapidement, ils le feraient sans payer certains des produits qu’ils avaient achetés. Dans la confusion, ont-ils estimé, ils en profiteraient pour emporter certaines choses sans payer.
Ils parlèrent avec un de leurs pairs qui partageait la même éthique qu’eux, le dénommé Pio Paiva, qui décida, face à une situation aussi intolérable, la fermeture des portes d’entrée. Sans se souvenir que les morts ne payent pas, l’individu donna l’ordre aux hommes de la sécurité, toujours prêts à accomplir les ordres les plus absurdes, d’empêcher la sortie du public.
C’est ce qui a donné lieu, selon les pompiers, à une situation digne d’être remarquée : ceux qui furent appelés pour éteindre l’incendie ne purent pas rentrer dans l’établissement transformé en un piège sans issue par la stupidité criminelle d’une poignée de patrons. Comme il ne pouvait pas en être autrement, les flammes augmentèrent et commencèrent à entraîner des dommages autres que seulement matériels.
Des dizaines d’enfants moururent carbonisés après être restés absurdement prisonniers à l’intérieur d’un territoire où prévalait le désir d’obtenir le paiement de quelques-uns des jouets qu’ils avaient acquis. Il est difficile d’imaginer ce qu’éprouvèrent ces enfants juste avant leur expiration finale.
Selon ce que l’on nous a dit depuis Asunción, alors que les sauveteurs poursuivaient leur travail, commençaient déjà les gesticulations patronales pour obtenir l’impunité.
Dialogues immédiats avec les juges et les fonctionnaires, pression sur certains médias : toute la panoplie connue par ceux qui se moquent de la vie et font de cette terre un enfer. Les débiteurs morts ne payent pas.
C’est un message intéressant que beaucoup devrait prendre en compte : les banques argentines, les entreprises privatisées, les médias néolibéraux et, spécialement, les organismes financiers internationaux. Ils cherchent à étouffer de façon ridicule les peuples latino-américains en utilisant la même méthode crûment suivie au Paraguay : en fermant les portes de la croissance et en exigeant le règlement de factures douteuses.
Dans cette Amérique latine fantastique, il est habituel que les métaphores soient assez proches de la réalité décrite.
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2746.
– Traduction Dial.
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