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DIAL 2693

GUATEMALA - Identité andine et développement

Nestor et Walter Chambi Pacoricona

mardi 16 décembre 2003, mis en ligne par Dial

Les peuples andins sont héritiers d’une longue tradition dans le domaine agricole, qui est complètement étrangère à celle qui, en Occident, a donné lieu à une agriculture industrielle, commerciale, fortement consommatrice de produits chimiques. Le rapport à la nature et tout particulièrement aux semences ne relève pas seulement de la technique, mais de l’amour et du respect des vivants. L’agriculture andine traditionnelle a mis au point un nombre extrêmement élevé de variétés qui sont aujourd’hui menacées par le mode occidental de production. Dans le texte ci-dessous, nous publions l’intervention faite par Nestor et Walter Chambi Pacoricona lors d’un colloque sur « Culture et spiritualité maya » qui s’était tenu au Guatemala du 14 au 17 février 2000 et publiés depuis lors dans un ouvrage intitulé Tierra y Espiritualidad Maya, sous la co-édition du Centre Ak’Kutan de Cóban et de la revue Voces del Tiempo (Guatemala). Ce texte reflète à la fois la tradition andine mais aussi les réactions critiques à l’égard de l’Occident de certaines personnes indigènes qui, aujourd’hui, tentent de restaurer leurs traditions.


Nous avons tous dans l’esprit et nous avons tous vécu dans notre propre chair le fait que nos cultures originaires, depuis plus de 500 ans, ont été interrompues dans leur développement harmonieux par la pénétration culturelle des envahisseurs et, plus récemment, par celle de la culture occidentale moderne. Cette pénétration a provoqué parmi nous une érosion culturelle de niveaux différents suivant les lieux.

Malgré cela, notre culture l’emporte, quoique lentement, sur tous les déchets que la culture moderne a laissés sur son passage. Cependant, nous pouvons remarquer que l’érosion est coûteuse : une population démographiquement décimée - et si nous avons aujourd’hui récupéré cette population, elle ne vit pas selon le mode andin mais regroupée dans des villes -, nos ressources naturelles dégradées, c’est-à-dire l’érosion des sols, la diversité biologique ruinée, les relations de réciprocité et de soutien décimées, l’érosion de nos savoirs parce qu’on a tué nos sages andins. Tout cela et bien d’autres choses encore constituent les effets négatifs de la colonisation. Face à cela, nous qui formons Chuyma Aru [1], ainsi que les autres groupes qui réaffirment l’identité culturelle andine dans notre pays, nous avons entrepris un processus d’accompagnement dans les communautés dont nous sommes originaires, afin que, ensemble avec les familles paysannes, nous parvenions à revigorer nos cultures chacune selon son mode propre, de même que les fleurs fleurissent chacune selon leur propre mode.

Toutefois, cela n’est pas facile avec les familles jeunes, dans leur majorité marquées par le système éducatif qui, soit dit en passant, est le centre de la plus grande érosion des cultures originaires ou le centre qui a pour tâche de « transculturer » les populations andines. Nous devons affronter la colonisation mentale qui est très forte dans nos pays. Heureusement, en raison de notre façon particulière de voir le monde, il a été difficile pour les colonisateurs de nous transformer complètement, pour obtenir que les populations andines adoptent une cosmovision qui n’est pas la leur. À cause de cela également on espère beaucoup que le mode de vie andin continue à être pour la planète une espérance de vie, en prenant en compte qu’il s’agit d’une culture de vie et non de mort comme est la culture occidentale moderne. Dans les Andes, chaque année, chaque jour, les paysans andins s’efforcent de mettre au point de nouvelles formes de vie, c’est-à-dire de nouvelles variétés, de nouveaux types écologiques, de nouvelles races, de nouveaux sols, de nouveaux bofedales [2]. Et la mise au point de ces nouvelles formes de vie ne se fait pas seulement avec la participation de la communauté humaine, mais de toute la collectivité naturelle (communauté humaine, communauté de la nature et communauté des divinités). Nous pouvons résumer en disant, au titre de notre expérience, que pour affirmer la culture nous avons dû établir deux axes de travail. Le premier axe se réfère à un processus d’harmonisation culturelle ou processus de réethnification ; ce qui signifie, d’un côté, connaître les prétentions de l’Occident moderne et démasquer son autorité dans le domaine des connaissances et, simultanément, nous efforcer de connaître la réalité andine, de vivre et de sentir le flux de la vie même. Pour nous-même il est entendu que, selon notre vision, le monde des vivants et tous ceux qui font partie de ce monde vivant sont également des êtres vivants et, pour autant, ils sont des personnes. Et entre personnes nous nous faisons grandir mutuellement, nous cultivons la pomme de terre et celle-ci également nous cultive, nous élevons l’alpaga et le lama et eux-mêmes nous élèvent également. Dans ce processus d’harmonisation culturelle, nous devons nous efforcer d’éduquer les autres et également de nous laisser éduquer. Cela est la grande sagesse qui soutient la vie culturelle andine.

L’autre axe de travail que nous nous sommes proposés consiste à affirmer ou renforcer les différentes cultures andines. C’est-à-dire à renforcer toutes les pratiques andines de culture et d’élevage des plantes, des animaux, du paysage, de l’ayllu [communauté rurale traditionnelle dans laquelle une partie du travail s’effectue dans un cadre coopératif et sur un territoire commun] de la communauté humaine, entre autres. Et, à son tour, toutes les façons spécifiques de faire à l’intérieur de chaque culture, comme c’est le cas pour l’eau servant à irriguer les cultures et les pâturages naturels, pour les sols en terrasses ou sous d’autres formes, ainsi que pour leur fertilité, etc. Toutes ces cultures, comme on a toujours l’habitude de le faire, avec amour et respect à l’égard de ce que peut-être nous pourrions appeler la culture rituelle ou la fête de la vie.

Prendre soin de la biodiversité

Dans le monde, nous sommes tous très préoccupés par la perte ou l’érosion de la biodiversité. Nous-mêmes, comme Chuyma Aru, nous avons vécu une expérience en la matière dans les communautés aymaras de l’altiplano péruvien. La première chose que nous voulons dire est que nous avons vu que les paysans dans beaucoup de localités
ont perdu la diversité phytogénétique de leurs cultures et, dans le cas de la pomme de terre, les paysans - dont beaucoup de communautés -, ne disposaient plus que de peu de variétés du fait qu’ils pratiquaient une agriculture à finalité commerciale pour laquelle il a été nécessaire d’homogénéiser la culture. Le climat est très variable et irrégulier et, en raison de cela, il y a des grêles, des gelées, des sécheresses. Face à ces réalités, les familles du milieu rural, depuis les temps ancestraux, ont toujours cultivé un mélange de variétés diverses pour assurer la production, parce que chaque variété a des caractéristiques et des qualités différentes. Par exemple, les unes sont résistantes à la sécheresse, d’autres aux excès de l’humidité, certaines sont résistantes aux fléaux, d’autres aux maladies, d’autres aux gelées, de même qu’aux fortes insolations ; les unes produisent plus et d’autres moins, mais celles qui produisent moins protègent celles qui produisent plus. Ainsi, elles s’éduquent entre elles, mais cette éducation se fait en associant différentes espèces ou variétés.

Les cultures commerciales chassent et portent atteinte à la diversité et, en même temps, elles homogénéisent, mettant en danger la vie sur la planète. Toutefois, l’attitude des familles paysannes est de cultiver la plus grande diversité et variation possible de cultures pour atteindre la sécurité alimentaire.

Une autre chose que nous observons est que, face à l’érosion phytogénétique, l’agronome a l’habitude de transférer des semences depuis les grands centres jusqu’aux lieux appelés périphériques, dans lesquels il y a une plus faible diversité d’espèces, sans prendre en compte la réalité de la région vers laquelle est effectué le transfert. Face à cela, l’expérience nous dit que les familles du milieu rural savent que chaque semence chemine à sa façon en chaque lieu. Il se peut que ces chemins passent par un « mégacentre », mais également chaque ferme est un « mégacentre ». Par exemple, pour la pomme de terre, dans une seule parcelle faisant plus ou moins 5m x 20m, on cultive diverses variétés. De plus, ces parcelles se trouvent situées dans différents environnements écologiques selon l’altitude et les semences s’y cultivent à différents moments. Il ne s’agit pas d’apporter des semences pour dire de les apporter, mais bien de voir par où elles cheminent et quelles variétés réclament telle parcelle, parce que chacune de ces parcelles a des caractéristiques différentes de telle sorte que seulement certaines variétés et non pas toutes y prospèrent. Pour autant, il faut cheminer avec les paysans parmi les lieux et les centres où cheminent les semences. Pourquoi ? Parce que pour qu’il y ait diversité, il faut cheminer avec les semences en observant les compatibilités et la culture des semences.

Les semences et les rites

Nous pensons que le technicien doit essayer de rechercher comment passer d’un modèle périphérique et hiérarchique à un modèle adapté, c’est-à-dire à un modèle épousant le chemin des semences.
Nous avons appris une autre chose : lorsqu’on fait une proposition qui va entraîner une homogénéisation, le paysan en un premier temps t’accompagne, mais lorsqu’il constate l’échec du modèle, il nous abandonne parce qu’il voit que ce n’est pas le chemin. Quand les familles paysannes vont chercher les semences, elles ne se déplacent pas seulement pour cela mais elles profitent de l’occasion pour parler de tout. Elles parleront des signes (les indicateurs de la nature), de la lune (les lunaisons), etc. ; la conversation est donc holistique. Il nous faut comprendre que dans ce cas c’est la semence qui nous fait converser, c’est elle en ce moment qui tient les rênnes. Il n’est pas possible de parler seulement de la semence, il faut parler de tout (le chemin des semences, l’ensemencement, leurs danses, leurs fêtes, leurs agencements, etc.)

On découvre ainsi l’importance de l’aspect rituel. Mais ceci n’est pas une question de transcendance, c’est une affaire de beaucoup d’affection et de respect pour tout ce qui existe ; c’est ainsi que, dans notre cas, nous avons expérimenté que l’affection et le respect ont leur expression maxima dans la fête des Ispallas [3]. Et nous comprenons que c’est parce que l’aspect rituel des cultures s’est affaibli qu’il y a une érosion génétique et une perte de variétés des cultures des familles paysannes. Du point de vue andin, pour les paysans la perte des semences provient d’un manque d’affection et n’est pas seulement une conséquence de la révolution verte. Ainsi, si nous voulons la diversité, il faut restaurer et renforcer l’affection et le respect qui s’expriment dans la danse, le chant, la musique, les invocations et les autres manifestations à l’égard des semences. À cause de cela nous ne sommes pas des défenseurs des semences, mais bien de l’affection. C’est pourquoi les paysans font cadeau de leurs meilleures semences à toute personne qui va les leur demander, sans lui poser de questions pour savoir d’où elle vient, parce qu’ils comprennent qu’elle veut manger et vivre, et ils disent que même un « fléau » doit manger. À cause de cela ils le laissent manger : mais s’il mange de façon excessive, il faut parler au fléau et on effectue le rituel de départ. Comme nous le disait Don Santos Vilca (de la Partialidad de Aynacha Wat’asani-Tilali) : « La semence sait aussi manger et là où il y a de la nourriture, là elle demeure ; à cause de cela on lui offre la nourriture moyennant un rituel tel que le llaqmp’u, la coca, le vin, le sayiri, les fleurs, etc. »

« La semence, la femme et la Pachamama sont une même personne. Le même Don Santos nous disait que les pommes de terre hybrides n’avaient pas de goût, qu’il fallait plus de temps pour les produire comme pour les cuire, qu’elles sont plus sensibles aux gelées et, de plus, elles réduisent davantage que les espèces natives lorsqu’elles sont transformées en chuno et en tunta » [4].

Grâce à ce mode de culture, il y a dans les Andes plus de 3 500 variétés de pommes de terre et, dans notre région, il y a plus de 450 variétés de pommes de terre locales cultivées par les familles paysannes. De plus, la production paysanne, en comparaison avec les entreprises commerciales, est deux fois plus élevée que sur la côte, neuf fois plus que dans la sierra et deux fois plus que dans la selva.

La chasse aux pesticides

Nous n’utilisons pas de fertilisants et de pesticides. Quand j’étais agronome - je dis toujours quand j’étais parce que maintenant je ne le suis pas, j’aurais honte de dire que je suis agronome -, j’ai fait beaucoup de mal aux communautés. Que de choses j’apportais comme agronome, chargé de fertilisants et de pesticides. J’ai tué les sols, empoissonné la Pachamama, j’ai empoissonné les gens, les pâturages, les animaux. C’est une honte pour nous de dire que je suis agronome. Nous devons chercher quelle est la sagesse de la culture andine pour mener cette activité. Tout est à base de fumier. Mais le fumier a ses propres formes d’utilisation : il faut préparer pour la moisson diverses sortes de fumiers. En utilisant simplement le fumier d’origine animale, on dépasse de beaucoup en quantité ce qui se fait avec une production à base de fertilisants et de pesticides. Heureusement, dans notre région, aujourd’hui, nous pouvons dire avec une grande fierté que, grâce aux réflexions et aux accompagnements que nous avons faits auprès des familles paysannes, quasi personne n’utilise de fertilisants ; je dirais même que 100 % des gens n’utilisent pas de fertilisants.

Dans le cas des pesticides, cela existe toujours. Il y a des gens qui vivent dans des villes proches de nos communautés et de temps en temps ils viennent faire de la culture et ils apportent leurs produits, leurs pesticides. Mais nous sommes sûrs, avec le temps, au bout de quelques années, qu’ils se rendront compte. Le pesticide, nous le savons tous, est le plus grand danger pour la santé des gens, du paysage, de tout.
Par exemple, on utilise comme pesticide beaucoup de plantes amères. On utilise également la fermentation de l’urine, simplement en la répandant, y compris en la mélangeant avec le jus des plantes amères et en la faisant fermenter pendant un temps déterminé de 1, 2, 3 mois ; cela marche très bien, il n’y a pas de problème.

Notre intention n’est pas d’exterminer. La culture occidentale moderne veut tuer tous les insectes, pour nous ils ont aussi le droit de vivre. Ils doivent exister mais sans entraîner de déséquilibres. Quand ils prolifèrent de façon excessive, cela se produit certaines années, on fait également un rituel de renvoi, un rituel au cours duquel on fait la fête au fléau toute la journée, on le prie, on l’invoque, on lui dit : regardez, vous avez assez mangé et maintenant nous, nous voulons manger. Et les insectes obéissent, ils s’en vont. Pour beaucoup de gens, cela est impossible, mais ici cela se passe ainsi. Lorsque les alpagas ont la gale, on fait le rituel du renvoi. Quand l’infection est importante, nous faisons ici un rituel de renvoi et ce rituel de renvoi se déroule comme pour renvoyer une personne humaine, avec tous les aliments, avec les meilleures offrandes, et la maladie s’en va. La maladie, nous ne la concevons pas comme dans les livres, la maladie est un compagnon de plus qui visite la communauté. Pourquoi la visite-t-elle ? Parce que la maladie sait que cette personne, cette famille n’est pas en harmonie. Lorsque quelqu’un n’est pas en harmonie, ces choses-là arrivent, la maladie est quelque chose qui te réprimande : « Que se passe-t-il avec toi ? tu ne vas pas bien, il faut que tu retrouves l’harmonie. » Donc, on se préoccupe de retrouver l’harmonie et c’est ce qui fait qu’on se remet. La maladie est une personne que l’on aime bien et il faut faire un rituel très spécial. Il ne faut jamais haïr une maladie, on ne doit jamais l’insulter, parce que si tu l’insultes, elle va s’en prendre davantage à toi ; mais si tu la traites bien, avec affection, et que tu la renvoies, la maladie s’en va. C’est ainsi que sont les choses dans notre forme de vie, dans nos communautés.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2693.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Colloque sur « Culture et spiritualité maya », 14 - 17 février 2000 (Guatemala).

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[1Association de développement rural du sud du Pérou, ayant pour objectif de soutenir et développer les traditions agraires aymaras.

[2Il s’agit de terres humides et marécageuses dont les alpagas et les lamas sont tributaires pour l’eau et le fourrage.

[3Fête des prémices, célébrée en février lors de la fête de la Vierge de la Candelaria à Puno, Pérou.

[4Pommes de terre déshydratées selon des techniques locales.

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