Accueil > Français > Dial, revue mensuelle en ligne > Archives > Années 2000-2009 > Année 2003 > Février 2003 > ARGENTINE - L’Argentine en perspective. Un bilan des derniers mois
DIAL 2620
ARGENTINE - L’Argentine en perspective. Un bilan des derniers mois
Daniel Campione
dimanche 16 février 2003, mis en ligne par
Enfoncée dans une crise qui a détruit le niveau de vie de millions de personnes et a même acculé à mourir de faim les plus déshérités de ses membres, l’Argentine est aussi un pays dans lequel la crise pousse à une créativité prometteuse et engendre des forces nouvelles de changement. C’est un tableau d’ensemble de ce qui naît mais aussi de ce qui n’en finit pas de mourir que nous brosse Daniel Campione, dans un article paru dans ALAI, 17 janvier 2003.
Si jamais tu vois l’avenir, cette fois dis-lui de venir.
La société argentine semble engagée, un an après les 19 et 20 décembre 2001, dans une voie qui la situe de façon incertaine entre les réalités du passé et celles de l’avenir. Elle vient de connaître 12 mois particulièrement intenses, porteurs de signes contradictoires et peu clairs, mais aussi d’événements exceptionnels et d’innovations.
Si on regarde le pouvoir en place, on a le sentiment, à coup sur, d’une incertitude générale et d’une continuité, en toute impunité, des vieux excès. Un système de partis effondré, mais personne pour le remplacer.
Des institutions parlementaires discréditées, mais qui votent des lois dans le sens suivi depuis quelques années, et qui entraînent notamment des transferts gigantesques de richesses au profit du grand capital, une Cour suprême qui risque toujours de passer en procès (collectif ou individuel) et qui continue de bafouer le droit et la justice dans les jugements qu’elle rend. S’agissant du pouvoir économique, les banques ont recommencé à recevoir des dépôts, et les compagnies pétrolières à augmenter leurs tarifs. Les dollars continuent de partir à l’étranger, les négociations interminables avec le Fonds monétaire international se poursuivent, les producteurs d’aliments haussent leurs prix pour les aligner sur le marché international, pendant que les entreprises maintiennent le gel des salaires (…) Le gouvernement s’est débattu entre deux tendances : d’une part, la recherche d’un simili-consensus, sans autre ressource qu’un système d’assistanat qu’il ne maîtrise plus totalement, d’autre part, la promesse d’une « réorganisation économique » qui reste fondée sur la déférence à l’égard du grand capital, sur une contrainte qui oscille entre la brutalité aveugle et une sélectivité subtile. Il ne tient pas sa légitimité initiale du vote populaire et, qui plus est, il ne voit pas comment la retrouver pour le prochain scrutin présidentiel : avancer les élections générales et reporter les « primaires » qu’il a lui-même érigées en loi, telle semble être la seule stratégie dont il dispose. Cependant, tous les candidats représentent la continuité de ce que l’on connaît actuellement (avec ou sans une légère couche de maquillage) ou cherchent à obtenir un « chèque en blanc » afin de poursuivre une politique de « capitalisme éthique », cette fois sans autre soutien qu’une figure charismatique qui frise le ridicule en permanence [1].
Beaucoup de choses ont changé
Tout semble rester pareil en surface mais, dessous, beaucoup de choses ont changé. Il suffit de se rappeler qu’il y a juste un an les assemblées populaires n’existaient pas, pas plus que les cacerolazos [2]. Le mouvement des piqueteros [3] n’avait pas l’ampleur et ne jouissait pas du soutien social que l’on observe aujourd’hui au point que les universitaires « sérieux » pouvaient annoncer impunément à l’époque que les piqueteros ne représentaient pas un acteur social mais une somme de « victimes ». Les « récupérations d’usine » étaient beaucoup moins fréquentes et il en était peu question dans les actualités. On continuait d’identifier principalement les escraches [4] aux génocides et à ceux qui en furent complices, et non à la contestation de tout pouvoir oppresseur. Sur la scène culturelle, il s’est produit une véritable explosion de l’information, de la réflexion et des manifestations artistiques autour des événements survenus dernièrement, sur tous les supports et sous toutes les formes possibles, des graffitis à internet, en passant par la vidéo, le théâtre et les arts plastiques, et toujours sous le signe de l’innovation et de la participation de nouveaux acteurs. Le cadre urbain à Buenos Aires a été constamment le théâtre de luttes au cours desquelles les travailleurs, les piqueteros les étudiants, les contestataires de tout poil ont occupé ou réoccupé des espaces et « assiégé » le pouvoir économique et politique… C’en est fini des mythes post-modernistes que sont la disparition définitive de la politique de masse, une société indéfiniment soumise au grand capital. De même en est-il de la démocratie qui s’est résumée en un choix possible entre deux secteurs d’une même élite dirigeante, avec des programmes plus ou moins identiques et, de toute manière, voués à rester lettre morte. La preuve est faite de l’inutilité des « dialogues » manipulés par le pouvoir, au cours desquels le jeu consiste à dire qu’il n’existe pas d’antagonismes, que « nous sommes tous Argentins » et que tout peut se régler par la « participation » à l’intérieur des limites fixées par les chefs d’entreprise, l’Église et les dirigeants politiques. Ces « dialogues » ne servent qu’à donner de l’oxygène aux ONG qui ont besoin d’un grand nombre de pauvres pacifiques et obéissants pour que l’humanitarisme qu’elles professent soit rentable…
Il est vrai que la mobilisation accuse un recul, qu’il existe des divergences et des antagonismes, que le pouvoir n’a absolument pas renoncé à son éternelle tactique consistant à opposer « modérés » et « extrémistes », « pacifiques » et « violents », éventuellement avec la complicité des organisateurs et des dirigeants des mouvements. Il est également vrai que les masses organisées et mobilisées, bien que numériquement importantes, ne constituent qu’une petite minorité de la population, et qu’il y a d’autres secteurs qui continuent de suivre la ligne commune définie par le conformisme invariable, l’individualisme à plein temps, le scepticisme qui se veut éclairé mais dont les résultats sont paralysants, la recherche du bien-être dans une consommation réelle ou symbolique…
Un climat social nouveau
Pourtant, il est difficile de nier le potentiel démontré par les classes pauvres de notre pays, l’énorme volonté affichée pour construire un lieu de vie différent, la concentration créative de la haine contre les défenseurs du règne de l’inégalité et de l’injustice. Les sensibilités évoluent pendant le processus même, comme en témoignent clairement les milliers de personnes qui ont repris dernièrement la militance et la lutte, mettant consciencieusement fin à des années de repli individualiste pour rejoindre un mouvement qui, en dépit des souffrances engendrées par le chômage, l’effritement des salaires et l’appauvrissement généralisé, ouvre la voie à l’espoir et a donné naissance à un climat social nouveau. Mais, surtout, il semblerait qu’est définitivement révolu le règne de la peur instauré durant la sinistre période de la dictature militaire, cette impression que la moindre protestation, la moindre manifestation de désaccord seraient irrémédiablement battues en brèche, châtiées, effacées des mémoires.
Les classes pauvres ont progressivement appris que l’exercice du terrorisme d’État n’est pas quelque chose que le pouvoir peut mettre en pratique à tout moment, que ce dernier ne dispose pas d’un « bouton rouge » infaillible sur lequel il lui suffirait d’appuyer pour éliminer ses adversaires. Et cet apprentissage s’est fait au prix d’une suite de luttes menées aussi bien par les Mères [5] que par les Fils [6], et qui vont des timides premières manifestations contre la dictature au combat de rue contre la police du 20 décembre. Cet affrontement a certes laissé beaucoup de morts parmi les manifestants, mais aussi l’image indélébile d’un président qui n’a eu d’autre recours que de fuir devant la vague populaire irrépressible, et une sensation de joie unique, bien qu’il porte la marque de la douleur et de la colère.
Quoi qu’il en soit, la question demeure de savoir quelle pourrait être une solution alternative pour bâtir une force sociale capable de battre le pouvoir en place, pouvoir qui non seulement ne s’effondrera pas de lui-même, mais qui conserve entre ses mains les moyens nécessaires pour essayer d’imposer ses « solutions » à la crise existante dès qu’il sera parvenu à réunir un minimum de consensus pour s’engager dans cette voie. Et la solution à cette carence n’est pas suffisamment simple pour que l’on puisse penser que le remède se trouve dans les appels à l’ « unité » ou dans la formation d’un quelconque « centre de coordination » artificiel.
Les forces du changement
Au terme de plusieurs décennies, la gauche argentine a acquis l’image d’une force rachitique, qui occupe une place marginale dans la société et dans la politique du pays, dont l’influence est circonscrite à certaines couches moyennes « éclairées » des grandes villes, et s’exerce davantage dans le domaine culturel que sur la scène politique. La tendance est en train de s’inverser graduellement depuis quelques années et, notamment, depuis 2001. Une gauche plus pluraliste et multiforme que jamais a gagné le terrain de la rue face à des forces autrefois enracinées dans les masses populaires (les deux partis traditionnels, les dirigeants syndicaux traditionnels) et qui, aujourd’hui, ne peuvent mobiliser que des clientèles plus liées par leurs intérêts personnels ou collectifs que par leurs convictions ou leur enthousiasme. On peut affirmer sans exagération que la rue est désormais occupée par un rassemblement hétérogène qui partage, parfois d’une manière diffuse, une contestation radicale de la direction politique du bipartisme, d’un pouvoir économique et des institutions qui sont censées être les garantes du pouvoir et de la justice. Et cela dans un cadre où la réappropriation de l’espace public joue un rôle fondamental puisqu’elle témoigne d’une désaffection pour le poste de télévision au profit d’une reconquête de nos rues et de nos places.
Beaucoup de forces qui peuvent s’identifier sans difficulté à certaines positions de la gauche, du fait qu’elles remettent en question les bases de la société existante, sont entièrement nouvelles, non pas en tant qu’organisations mais au regard de l’objet même de leur action et des classes sociales qu’elles regroupent. Le tandem constitué par les partis, les syndicats ou les organisations culturelles est aujourd’hui complètement dépassé par le mouvement des piqueteros, les assemblées et autres formes d’organisation et de mobilisation des classes pauvres. Ces derniers ne respectent pas les schémas classiques, qui intègrent beaucoup de gens qui n’avaient encore jamais participé à des actions collectives, et qui peuvent faire en sorte que le nombre se transforme en force vive, et non en un facteur constant de fragmentation et de dispersion.
On observe un profond paradoxe : cette gauche en progression résulte d’une crise qui ébranle la crédibilité de toutes les organisations politiques de notre pays (y compris celles de gauche, bien qu’avec moins d’intensité), et d’une remise en question mondiale des méthodes pratiquées au nom du socialisme tout au long du XXème siècle. Il importe de dire qu’elle se trouve à un moment où elle fait preuve d’un important pouvoir de mobilisation, en même temps que ses idées et ses organisations jouissent d’un très faible prestige. Cette dichotomie est une source de conflits, et cela se voit.
Les progrès de la gauche aux élections d’octobre 2001 s’expliquent par l’émergence d’une voie antiparti dénommée « Autodétermination et liberté ». Beaucoup de ceux qui ont choisi de voter, peut-être pour la première fois de leur vie, pour des idées de ce type ont opté pour la solution qui leur semblait la moins liée à la tradition. Et voilà que quelques mois plus tard, pour compliquer les choses, cette organisation se trouve aux prises avec un conflit qui ressemble à une reproduction de la « partidocratie » dans ce qu’elle a de pire.
Les « piqueteros »
Le mouvement des piqueteros représente la source la plus importante de la croissance du mouvement populaire parmi les travailleurs aujourd’hui au chômage, une forte tendance à la radicalisation de la remise en question du système et des formes d’organisation novatrices, avec une forte composante de démocratie directe, de rejet des formes de représentation qui sont la clé de voûte de la domination politique…
Mais on y retrouve la tendance à la division de la gauche, et il est dirigé dans une grande mesure par des partis qui vont du maoïsme au trotskisme en passant par le nationalisme radical, et qui conjuguent les vertus de discipline et de ténacité avec les vieilles tares de l’avant-gardisme et la tendance à détruire ce que l’on ne peut contrôler… La lutte entre les idées neuves qui n’en finissent pas de s’affirmer et les idées anciennes qui n’en finissent pas de mourir ne se fait pas seulement entre classes opposées, mais aussi parmi ceux qui aspirent à construire une nouvelle société. Et le spectre de la fragmentation permanente apparaît comme le symptôme de phénomènes beaucoup plus complexes que la mesquinerie et le sectarisme d’une poignée de dirigeants.
De toute manière, le mouvement des piqueteros semble s’orienter rapidement vers une radicalisation de ses idées mais aussi de ses méthodes. Parallèlement, plus ou moins, avec la rébellion du 20 décembre, ce qui ressemblait à une large majorité (groupes liés à la Centrale des travailleurs argentins - CTA - et au Courant pour la lutte des classes et le combat) s’est transformé en une minorité évidente, du moins si l’on en juge par la capacité de mobilisation observée dernièrement, et ceux qui progressent sont ceux qui, avec une lucidité variable, rejettent toute conciliation et l’abolition définitive de l’utilisation des « bases » à des fins de manipulation.
Les assemblées populaires
Les assemblées populaires ont peut-être perdu en nombre de participants, mais elles ont gagné en qualité. Elles ont étendu leur « juridiction » aux arts et à l’action culturelle en général, elles ont occupé des espaces qu’elles considèrent désormais comme un acquis, elles ont approfondi les initiatives de solidarité réciproque et active avec les manifestations de piqueteros et les travailleurs en lutte, et elles s’efforcent toujours d’élaborer une nouvelle « vision du monde » pour cette « classe moyenne » qui a su être le bastion du système social et qui ne cesse aujourd’hui de grossir les rangs de ses critiques. Le slogan « Piquete y cacerola : la lutte est la même » est une des meilleures consignes que l’on puisse entendre à une époque qui en produit à foison.
Les travailleurs en activité
Qu’en est-il des travailleurs en activité ? De temps à autre, ils se distinguent par une absence bruyante, qui annonce peut-être une nouvelle entrée en scène. Noyée sous la bureaucratie, la Confédération générale du travail (CGT) a perdu de sa capacité de mobilisation et même de prise de position publique face à tel ou tel problème, sans que cela ait profité à la CTA ni à personne. Les fonctionnaires et enseignants eux-mêmes, qui étaient les plus actifs ces dernières années, ne se détachent pas du lot, se contentant de participer occasionnellement à des manifestations qu’ils ne contrôlent pas ou à des conflits très ponctuels. La récupération d’entreprises par les travailleurs constitue une démarche plus qu’intéressante, y compris par le débat qu’elle suscite entre des formes qui visent essentiellement à préserver la source d’emplois elle-même et celles qui traduisent une opposition claire au pouvoir patronal en général. Mais, plus globalement, elle touche quelques milliers de personnes dans tout le pays. Les groupes « antibureaucratiques » demeurent, jusqu’à présent, un phénomène marginal sans possibilité de disputer la direction du mouvement ouvrier, que ce soit à l’intérieur ou à côté des organisations syndicales traditionnelles. Tout indique que la culture de la défense, individualiste, induite par un taux de chômage très élevé, celle qui privilégie la préservation des postes de travail, reste forte. Cette évolution s’accompagne d’un discrédit hors du commun pour les dirigeants syndicaux qui, encore plus que dans la sphère politique, ne sont pas facilement disposés à faire le tri, parmi eux-mêmes, entre les bons et les mauvais. Par leur action, ils répriment le mouvement syndical et font barrage aux propositions nouvelles.
En résumé, plusieurs vieilles formules demeurent d’actualité : « Le nouveau n’en finit pas de naître et l’ancien refuse de mourir. » Et cette coexistence forcée des uns et des autres n’empêche pas l’apparition d’entreprises créatives et novatrices, à côté de pathologies anciennes ou nouvelles nées de la décomposition d’un ordre historiquement dépassé mais encore présent dans les faits. L’ignominie et le sublime se trouvent ainsi mêlés, mais aucune force extérieure, aucun projet supérieur ne viendra les séparer. Seules la lutte sociale, la transformation culturelle, l’imagination collective peuvent jeter les bases d’un ordre nouveau. Il faut pour cela avoir le courage de penser et d’agir indépendamment de ce que nous dictent les puissants, en dehors du cadre dans lequel ils veulent inscrire le débat, et dans le souci permanent de repousser les limites du « possible ». Nous sommes encore sous l’influence de la sagesse populaire qui dit qu’ « il n’y a pas de solution », ou du conseil des puissants selon lequel « la raison l’emportera tôt ou tard », et même des appels insidieux à l’apaisement sous peine de voir arriver « quelqu’un » pour rétablir l’ordre.
Il faudra beaucoup plus de « déraison », beaucoup plus d’audace que ce que l’on a pu voir jusqu’à présent. Ne serait-ce que pour que tout le monde comprenne que, parmi les ennemis à abattre, l’énorme pouvoir du grand capital est celui qui commande à tous les autres… Et, à cet égard, il n’y a de vrai combat que si on reconnaît le caractère et la taille de l’adversaire, ce qui ne permet pas une « attaque frontale » rapide et définitive, mais qui ne permet pas non plus de se dérober ni, encore moins, de vivre pacifiquement avec l’ennemi. Ce qu’il faut, c’est une force sociale qui ait l’ampleur, la cohésion interne et la lucidité nécessaires pour le combattre, ce qui n’est pas le cas. On n’aidera pas à la bâtir en faisant des déclarations d’avant-garde ou en faisant comme si le loup n’était pas là. Le défi est énorme, les difficultés ne manquent pas, il faudra du temps pour y faire face. Il n’y a plus une seconde à perdre.
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2620.
– Traduction Dial.
– Source (espagnol) : ALAI, 17 janvier 2003.
En cas de reproduction, mentionner la source francaise (Dial) et l’adresse internet de l’article.
[1] L’auteur fait ici allusion, semble-t-il, à Raúl Alfonsín, premier président après la dictature.
[2] Concerts de casseroles, en signe de protestations.
[3] Chômeurs pratiquant le barrage des routes.
[4] Pratiques consistant à se regrouper devant la maison de personnes ayant gravement porté atteinte aux droits humains sous la dictature.
[5] De la place de Mai.
[6] Allusion au mouvement HIJOS, mouvement de jeunes à la recherche des parents disparus.