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DIAL 2874

AMÉRIQUE LATINE - Théologie latino-américaine de la libération : une autocritique

Otto Maduro

lundi 1er mai 2006, mis en ligne par Dial

Lorsqu’une théologie, comme toute autre élaboration humaine, est capable de faire sa propre autocritique, c’est un signe incontestable de vitalité, même lorsque les médias lui accorde moins de place. C’est ce que nous propose Otto Maduro qui se présente lui-même comme un théologien de la première génération portant un regard critique sur les trois générations de théologiens de la libération qui sont apparues depuis la fin des années 60. Il exprime et analyse de façon critique des faiblesses, désaccords et incohérences qu’il discerne au cours de ces années dans le discours des théologiens latino-américains de la libération. L’intérêt majeur de cette approche critique vient de ce qu’elle est faite de l’intérieur, alors que nous ne sommes habitués qu’à des critiques, généralement répétitives, venant de l’extérieur même de ce courant théologique.
Otto Maduro est tout à la fois sociologue et philosophe de la religion. D’origine vénézuélienne, catholique, après avoir été formé à Louvain comme beaucoup de théologiens de la libération, il s’est installé avec sa famille aux Etats-Unis où il enseigne principalement à la Drew University. Il a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages parmi lesquels Judaism, Chistianity and Liberation (Orbis 1991), The Future of Liberation Theology (Orbis 1989).
Le texte ci-dessous est une conférence qu’il a donnée au Forum mondial de théologie et de libération, le 24 janvier 2005 à Porto Alegre. Paru dans la revue
Nueva Tierra (Argentine), octobre 2005, ce texte est également accessible, toujours en espagnol, sur le site du Forum mondial de théologie et de libération


Questions en suspens

A la fin des années soixante, au siècle dernier, laïques, religieux et pasteurs - hommes et femmes - protestants et catholiques, qui travaillaient dans des communautés opprimées, du nord au sud et d’ouest en est du continent américain, et partageaient souvent l’oppression et la répression inhérentes à la vie quotidienne des pauvres du monde entier - furent à l’origine, entre autres choses, de la théologie latino-américaine de la libération comme mouvement théologique explicite et ainsi nommé, formulé alors dans les écrits de Gustavo Gutiérrez, Ruben Alves et quelques autres personnes [1].

Depuis lors, la théologie latino-américaine de la libération s’est distinguée de beaucoup d’autres théologies critiques de l’oppression, entre autres audaces, par celle-ci : l’audace de dénoncer et de relativiser la théologie dominante dans nos Eglises en la déclarant théologie particulière.

Malgré les efforts déployés lors des rencontres de « Théologie dans les Amériques » et par l’Association œcuménique de théologiens du tiers-monde, les théologies de la libération ont tendance à accepter et reproduire, au moins en partie, l’orthodoxie dominante.

Les gens opprimés dans la vie réelle

Toute réalité est, probablement, très différente et beaucoup plus complexe que ce que nous voudrions qu’elle soit.

Pourquoi, alors, nous étonner que nous peinions tant à voir, reconnaître, exprimer et analyser, de façon critique, les incohérences, faiblesses, diversité, désaccords et conflits existant en nous et parmi les gens opprimés avec lesquels, d’une certaine manière, nous travaillons et nous nous identifions ?

Il est plus commode de concentrer notre attention sur les défauts des puissants que de nous compliquer la vie en observant les complexités, petites et grandes, chez nous et chez les gens les plus vulnérables avec lesquels nous travaillons. Les opprimés, les pauvres, comme des êtres humains qu’ils sont, sont beaucoup plus divers, créatifs et imprévisibles que le supposent nos institutions, théories, dirigeants ou projets de changement. Cela explique, en partie, l’échec de nombreuses tentatives de changement car nous avons négligé cette diversité, créativité et variabilité, au lieu de les assumer comme un défi porteur d’espérance. Mais, d’autre part, les opprimés (pas moins que nous, leurs alliés) sont aussi, comme d’authentiques êtres humains, beaucoup plus vulnérables à la domination que ne le reconnaissent nos théologies (et autres théories) de la libération. Ainsi, la violence domestique, l’exploitation et l’abus des faibles, le consumérisme, l’individualisme, le matérialisme, le machisme, l’homophobie, le mépris de l’environnement, le racisme, la discrimination et l’intolérance, trouvent adeptes et défenseurs également chez les nécessiteux et les progressistes, et pas seulement chez les riches et les conservateurs.

Méconnaître de telles incongruités et faiblesses, je le répète, est aussi pernicieux que de mépriser la créativité, diversité et versatilité des gens opprimés, tels qu’ils sont dans leur vie quotidienne.

La persistante oppression exercée par les Eglises

En Amérique latine et dans les Caraïbes, l’influence et l’importance de la théologie latino-américaine de la libération et des communautés ecclésiales de base a diminué. En même temps ont rapidement augmenté la portée et l’impact du pentecôtisme et des religions afro-américaines, surtout sur la population la plus vulnérable et la plus démunie.

On en arrive au paradoxe que c’est précisément au moment où semblent plus nécessaires que jamais les théologies latino-américaines de la libération et les communautés ecclésiales de base, les gauches, les organisations populaires progressistes et les syndicats de travailleurs (car l’appauvrissement et l’insécurité ont augmenté de ce côté-ci du monde), que toutes ces alternatives paraissent décliner plus rapidement.

Qu’offrent les Eglises évangéliques et les religions afro-américaines aux secteurs populaires et juvéniles des Caraïbes et de l’Amérique latine, que l’on ne trouve pas facilement dans les courants précédents chez les premières ? Je crois que la brutale persécution anticommuniste des années 60 à 80 - qui assassina plus d’un demi million de personnes en Amérique latine, terrorisa et tortura plus de millions encore - fournit une partie de la réponse. Des milliers d’acteurs religieux, inspirés par la théologie latino-américaine de la libération, succombèrent. Toutefois, je suggérerais que la prodigieuse croissance pentecôtiste et afro-religieuse est due, en partie, au fait que ces courants offrent dignité, égalité, protection et qualité de protagoniste, rarement accessibles dans les Eglises établies, surtout à ceux qui sont le plus marginalisés, aussi bien dans la société que dans les Eglises : femmes, Noirs, indigènes, pauvres, analphabètes, chômeurs, divorcé(e)s, adolescents, mères célibataires, drogués, etc...

Il est important de souligner que les protestantismes, le pentecôtisme et les théologies latino-américaines de la libération et des communautés ecclésiales de base ont souvent développé une résistance - semblable à celle des catholiques conservateurs - à la reconnaissance et à la réflexion critique concernant le caractère historique, fragmentaire, hétérogène et contradictoire des textes bibliques. A la place, un timide paternalisme, interprété comme un comportement respectueux à l’égard du peuple croyant, rend difficile, pour le laïcat pauvre, la simple possibilité de s’approcher, de façon plus ouverte, critique, humble et aussi créative, de cet héritage - crucial mais également ambigu, légué par l’invasion européenne - qu’est le canon biblique [cette expression désigne la sélection des livres considérés comme inspirés, et composant la Bible].

Notre subjectivité, corporéité et sexualité

Cette dimension a été très négligée et éludée par la majorité des théologies de la libération (à l’intérieur et en dehors de l’Amérique latine). Peut-être parce que ceux qui ont le plus profité de temps, de préparation, de reconnaissance sociale, de financement, d’un auditoire tout désigné, d’un appui institutionnel, de réseaux et canaux de publication et de distribution pour produire des théologies de la libération, ont été principalement des hommes ministres d’Eglises chrétiennes et, en Amérique latine, des prêtres catholiques, c’est-à-dire des hommes assujettis au célibat sacerdotal, avec toutes les pressions et les limitations inhérentes à cette condition religieuse particulière [2].

Notre subjectivité, notre personnalité, ainsi que nos possibilités et tendances concernant notre propre vie personnelle, les autres, l’avenir et la transcendance elle-même, se trouveront affectées pour la vie entière, positivement ou négativement, selon que les cadres - comme la famille, l’école, l’Eglise, le voisinage, l’entreprise et les moyens de communication - répondront à nos attentes et incertitudes affectives, à notre érotisme, à notre besoin de caresses amoureuses, de paroles réconfortantes, de relations sensuellement agréables avec notre environnement, avec nos proches et avec notre corps lui-même [3].

Dans ce domaine, nous, les théologiens latino-américains de la libération ne nous différencions guère des voix officielles des Eglises catholiques, protestantes ou pentecôtistes ; de la droite la plus conservatrice, des fondamentalismes juifs ou islamiques, ou, ironiquement, des orthodoxies marxistes au pouvoir ou dans l’opposition, nous nous obstinons à fuir, éluder, éviter et esquiver cet aspect péremptoire de la vie humaine.

Malheureusement, pour les gens opprimés et leurs défenseurs, cet oubli a, au moins, deux types de conséquences négatives. D’un côté, nous nous interdisons à nous-mêmes le discernement critique et la lutte salutaire contre nos propres motivations subjectives pour faire de la théologie au service des déshérités, courant ainsi l’énorme risque de nous servir des opprimés (au lieu de les servir) et de faire de la théologie à l’image et en fonction de nos propres besoins, frustrations et craintes subjectives. D’un autre côté, quand nous gardons le silence sur notre complexe subjectivité, corporéité et sexualité, peut-être la pire conséquence de ce que nous faisons et de nos omissions théologiques est-elle de contribuer à renforcer et répandre les structures subjectives qui alimentent l’autoritarisme, la torture, la répression, la violence domestique et l’abus des plus vulnérables.

La moitié de l’humanité : les femmes

Nous l’avons entendu ou lu bien des fois : la majorité des pauvres sont des femmes et la majorité des femmes sont pauvres et les gens les plus pauvres parmi les pauvres sont des femmes. On a dit, un peu moins : la majeure partie des victimes de la violence - aussi bien dans leur famille que dans les guerres - sont des femmes et des enfants. Et dans le même temps, l’oppression et les contributions spécifiques des femmes ont été aussi marginalisées, oubliées ou passées sous silence par la majeure partie des théologies de la libération en dehors des théologies féministes ; ces dernières, comme d’autres mouvements pour la défense des droits des femmes, sont considérées par beaucoup de leaders progressistes, religieux ou athées, comme des futilités de femmes appartenant à un milieu aisé qui n’ont rien de plus important à faire.

Une fois encore : n’est-ce pas le bon moment pour commencer - à voix haute, claire, énergique et soutenue - une autocritique du caractère particulièrement masculin des théologies de la libération sur la planète entière ? Ou, pour être plus clair et plus dur, n’est-ce pas le moment d’examiner comment la misogynie patriarcale a constamment contaminé, non seulement les théologies dominantes, mais encore une bonne part de ce que nous faisons sous couvert de théologies de la libération ? Il ne s’agit pas de se demander si elles ont peut-être été contaminées, mais comment cela s’est passé, pour voir si de la sorte nous pouvons entreprendre le plus dur travail : la transformation de toutes les théologies de la libération, pour que toutes progressivement deviennent aussi d’authentiques théologies féministes.

Lesbiennes, gays et autres personnes « différentes »

Nous trouvons souvent chez des syndicalistes et des révolutionnaires, à côté d’une critique radicale des puissants sur des questions économiques et politiques, un machisme, un autoritarisme et/ou un racisme aussi fort que dans les élites les plus réactionnaires.

Pour prouver que les préjugés contre les opprimés sont faux et pour arborer autant, voire plus, d’autorité morale que les classes dominantes, on adopte alors, en les exacerbant, les critères dominants de moralité et de décence, réduisant par exemple la moralité à l’observance stricte de certains modèles traditionnellement dominants en matière de relations sexuelles, d’identité sexuelle et d’identité de genre.

Cette tendance est observée dans de nombreux mouvements de travailleurs, socialistes, nationalistes, syndicaux et/ou révolutionnaires tout au long de l’histoire humaine. La même tendance se renforce parfois dans des mouvements libérateurs nés au sein de traditions religieuses qui, pendant des siècles, ont réduit les obligations sacrées à des codes de pureté corporelle, sexuelle et/ou ethnique, oubliant un fait crucial : réduire la moralité à la dimension sexuelle c’est précisément dépouiller le reste de la vie humaine d’une dimension éthique ; c’est laisser l’industrie, le commerce, la banque, la politique, l’éducation, la science, les lois et la répression gouvernementale hors du débat éthique, comme des terrains moralement neutres aux mains « d’experts » qui détiennent déjà le contrôle de ces terrains. Et en même temps, c’est laisser la sexualité dans une camisole de force patriarcale, autoritaire et misogyne.

De nos jours, le nouveau bouc émissaire de la morale dominante sont les gays et les lesbiennes. Et les théologies de la libération, que disent-elles sur ce sujet ? A l’exception des théologies féministes, très peu nombreuses sont celles qui osent aborder en face le sujet, prendre la défense des lesbiennes et des gays et critiquer systématiquement l’homophobie de nos élites et de nos Eglises. Elles sont moins encore celles qui s’enhardissent à mentionner comme positif le nombre croissant d’œuvres et d’auteur(e)s en théologie de la libération lesbienne, gay, bisexuelle et transsexuelle (LGBT)

Les non-Européens et les non-chrétiens parmi nous

A force de vivre, réfléchir et exprimer notre foi dans des milieux majoritairement chrétiens, nous qui sommes plongés dans les théologies latino-américaines de la libération, nous avons tendance à oublier qu’il y a d’autres manières de croire, vivre, penser, sentir, célébrer, prier et aimer que les manières strictement et explicitement chrétiennes.

Dans ce christianisme dominant, les traditions religieuses africaines et indo-américaines sont considérées comme inférieures et incompatibles avec le message de Jésus. N’importe quelle synthèse créative entre ces traditions et la tradition chrétienne est perçue comme une dégradation. Et ceux qui se cramponnent à leurs propres traditions indigènes, sans vouloir le moindre mélange avec le christianisme, sont, dans le meilleur des cas, vus et traités avec paternalisme comme imparfaits, égarés et attardés.

La théologie latino-américaine de la libération a un peu avancé dans la critique de cet impérialisme raciste du christianisme dominant, il est vrai. Cependant, il reste beaucoup plus à faire que ce que nous avons obtenu. Je crois que ce terrain de la pluralité religieuse latino-américaine contient des défis fertiles pour les théologies latino-américaines de la libération qui se risqueraient à repenser à fond les notions dominantes de révélation, mission, évangélisation, Eglise et salut, osant critiquer à fond la mentalité autoritaire et exclusiviste du christianisme colonial.

L’environnement

La nature (dans une certaine mesure) fait partie de l’humanité et vice versa, et bien que la nature ait existé et puisse à nouveau exister sans l’humanité, celle-ci serait dans l’impossibilité de vivre sans la nature, en dehors d’elle, ou coupée d’elle.

Cependant, capitalisme et christianisme semblent fréquemment se retrouver dans une conspiration contre nature. Pour le christianisme dominant, la nature est souvent tentation et danger, le « monde », la « chair » où règne le démon : réalité externe qui doit être dominée et située dans la perspective d’un salut spirituel pour l’autre monde. Pour le capitalisme, l’environnement est instrument de production, matière première pour le salut matériel dans ce monde-ci : c’est-à-dire un outil pour l’enrichissement de celui qui a le plus de pouvoir pour atteindre la richesse. Pendant ce temps, ceux qui polluent le plus les eaux, les terres, l’air et les aliments sont, précisément, ceux qui s’approprient et consomment les produits de l’économie mondialisée : les Etats-Unis. Et ceux qui subissent le plus les effets de la pollution - y compris aux Etats-Unis mêmes - sont ceux qui vivent dans les communautés les plus pauvres de la terre, spécialement les plus vulnérables d’entre les pauvres : les enfants. Autrement dit, ceux qui ont le moins accès à un bon suivi médical, à une bonne alimentation, à des logements sains, à des emplois sûrs, à des ressources suffisantes pour déménager quand leur santé l’exige, à une bonne éducation, à une assistance légale et à d’autres privilèges ; ceux qui profitent le moins des produits de l’économie mondialisée sont précisément ceux qui souffrent le plus des effets de la pollution environnementale.

Y a-t-il par hasard une question éthique plus importante et urgente pour une théologie de la libération en n’importe quel lieu du monde que celle de cette privatisation, exploitation et destruction de l’environnement par les empires capitalistes ? Y a-t-il une question plus sociale aujourd’hui que la question de la nature ? J’en doute.

Les victimes des socialismes réels

En Amérique latine nous avons été enclins à voir dans les mouvements, idéologies et gouvernements socialistes l’espérance de quelque chose de bon, prometteur et positif, méprisant ou minimisant le côté dangereux, négatif ou destructeur qu’il peut y avoir dans bien des mouvements, idéologies et gouvernements socialistes.

Cela peut se comprendre, pour beaucoup de raisons -surtout quand il semble qu’il n’y a plus d’issue ni d’espérance pour les majorités pauvres de nos pays. Cependant, ce qui malheureusement est sûr c’est que ce manque d’attention critique aux failles, erreurs, tentations et risques des gouvernants, des théories et partis socialistes, contribue seulement à les rendre plus graves et irréversibles. Aucun mouvement religieux n’est vacciné contre la tendance à sacraliser le profane, à transformer en absolu le relatif, ou universaliser le particulier. Nous avons vu cela dénoncé et analysé de manière critique dans les théologies dominantes traditionnelles. Mais, jusqu’à un certain point, beaucoup d’entre nous, qui sommes plongés dans la théologie latino-américaine de la libération, nous avons fait bien des fois quelque chose de semblable avec des groupes, dirigeants et doctrines socialistes : par exemple avec la révolution cubaine, le sandinisme (au Nicaragua), le Front Farabundo Marti de libération nationale (en El Salvador), Aristide (en Haïti) et parfois même avec la vieille URSS, la Chine ou la Corée du Nord.
Certes, avec si peu d’espérance de voir nos rêves de justice et de paix réalisés à brève échéance, de manière significative et durable, il est facile, trop humain, de considérer comme amis sans défauts « les ennemis de nos ennemis », de voir comme réalités leurs déclarations et promesses mirobolantes, de voir seulement le côté positif chez ceux qui ont le cran de s’affronter aux pouvoirs établis, en oubliant qu’il n’existe ni individu ni communauté humaine totalement blindée contre le désespoir, l’égoïsme et la force corruptrice du pouvoir.

De même il n’existe aucune doctrine qui – avec suffisamment de temps, d’ingéniosité et de pouvoir - ne puisse être mise au service de buts à l’exact opposé de ceux pour lesquels la doctrine fut créée à l’origine ; de même, la théologie latino-américaine de la libération a perçu et critiqué, à travers l’histoire de l’interprétation du message de Jésus, l’histoire des Eglises et celle des chrétiens impliqués dans le pouvoir politique et militaire.

Les socialismes réels ont eu, ont et auront non seulement des bienfaiteurs et des bénéficiaires, mais aussi des victimes et des tortionnaires. Et d’autant plus de tortionnaires et de victimes que les gouvernants disposeront de plus de ressources et que leurs critiques potentiels disposeront de moins de ressources ; d’autant plus de victimes et de tortionnaires que les gouvernants resteront plus d’années au pouvoir ; d’autant plus de victimes et de tortionnaires que seront moindres les possibilités légales, pacifiques et ouvertes de dénoncer, traduire en justice, punir et remplacer ceux qui occupent les positions dirigeantes.

Une authentique théologie de la libération devrait rappeler, défendre et exercer son rôle, face aux régimes socialistes, qui n’est pas celui de porte-parole du régime, mais celui de soutien conditionnel et critique, désintéressé et altruiste, afin que nous ayons toujours le souci des plus nécessiteux, vulnérables et délaissés, devenant la voix des sans-voix, recherchant et protégeant les victimes de l’injustice, des abus et de l’exclusion. Bien entendu, cela implique d’incessants désavantages, risques et souffrances - et personne ne veut cela quand il a obtenu un progrès significatif dans la lutte contre l’injustice. Il est plus facile de voir et soutenir ce qui paraît bon, de justifier ce qui est malheureusement inévitable et négatif, et d’ignorer, oublier tout le reste.

En quoi consisterait une option libératrice en faveur des pauvres face à la réalité cubaine d’aujourd’hui, face à un Fidel qui est au pouvoir depuis plus d’années qu’aucun autre gouvernant sur la planète et qui ne demande ni ne tolère les critiques, pas même celles de ses amis les meilleurs et les plus loyaux ? Serait-ce se taire et oublier ? Je ne crois pas.

Bien sûr, il n’est pas facile, tout à la fois, de s’opposer à l’apartheid global auquel nous soumettent les Etats-Unis, dont le blocus de Cuba fait partie, et de critiquer l’autoritarisme, l’autocratie et les abus des leaders cubains. Il n’est pas facile de se joindre aux critiques de l’empire états-unien faites par ce même régime cubain, et défendre ceux qui, depuis les prisons cubaines, dénoncent les graves injustices perpétrées par le gouvernement cubain. A côté de cela, il n’est pas facile de saluer les succès très positifs de la révolution cubaine en éducation, santé, logement, transport et alimentation (toutes choses que les leaders des exilés cubains à Miami reconnaîtront rarement), au moment même où ces conquêtes disparaissent à toute allure. Non, ce n’est vraiment pas facile de conjuguer tout cela, et cette attitude ne favorise pas la multiplication des amitiés, privilèges ou appuis. Au contraire. Mais peut-être s’agit-il de quelque chose comme cela, quand on sait que, d’un bord comme de l’autre, se multiplient les victimes d’abus, racisme, homophobie, exclusion, chômage, faim, sectarisme, autoritarisme, inégalité et intolérance. Tant pis si notre position critique nous apporte souffrance et affaiblissement de nos espérances.

Humilité et pluralité théologique

J’ai essayé dans ces lignes de jeter un regard critique sur la trajectoire de la théologie latino-américaine de la libération, en évaluant quelques aspects où notre expérience limitée et notre point de vue particulier (à nous qui faisons partie de la première génération de la théologie latino-américaine) nous ont amenés à négliger, oublier et passer sous silence d’autres oppressions et d’autres opprimés que ceux qui sont au centre de notre propre réflexion théologique jusqu’à maintenant.

Je veux clore ces réflexions en insistant sur une idée qui, d’une certaine manière, figure dans tout ce que j’ai dit plus haut. La réalité dont nous faisons partie est infiniment riche, complexe et changeante. Notre capacité à la connaître, la comprendre et la transformer est extrêmement limitée. En revanche, ce que nous méconnaissons et ignorons est pratiquement infini. Cependant, en même temps, notre besoin de clarté et de certitude nous amène constamment à oublier ces limites, à considérer comme absolue et universelle notre propre perception de la réalité, à nous fermer à d’autres regards sur cette même réalité. Une théologie humble et courageusement consciente des limites et tentations de nos connaissances, a l’obligation éthique de se demander sans cesse quels aspects et nouveautés de la réalité environnante nous échappent, à quelles expériences et clameurs nous restons sourds, quels êtres nous laissons dans l’oubli, qui sont les éventuelles victimes de notre manière de voir et de transformer les choses. Pour cette raison, je souligne la nécessité d’une profonde humilité éthico-épistémologique : reconnaître la finitude, la faillibilité, le caractère provisoire de nos connaissances et, par conséquent, l’obligation où nous sommes de douter, réviser, questionner, repenser et critiquer constamment ce que nous croyons savoir et ce que nous faisons de ce savoir dans nos relations avec toutes les autres personnes. Exprimé autrement, je me réfère à l’exigence de rechercher et écouter, attentivement et patiemment, ceux qui ont vécu d’autres expériences et ont d’autres points de vue et appréciations de la réalité, surtout si nous les jugeons comme gens sans importance, absurdes ou pesants - car, peut-être, c’est seulement dans ce contraste que nous arriverons à saisir les limitations, contradictions, failles, incohérences et vides de notre perception de la réalité.

Peut-être cette humilité éthico- épistémologique rendra possible de prendre à bras le corps la pluralité des religions, Eglises et théologies, non comme un défaut mais comme une bénédiction ; non comme un obstacle à vaincre, mais comme un but à atteindre ; non comme la conséquence d’une humanité divisée par l’égoisme et l’oppression mais comme le résultat de la riche variété, de l’inépuisable créativité, de l’imagination infinie, de la multiplicité des expériences humaines et de leur multidimensionalité .

En tout cas, en bon Caraïbéen toujours plus content de l’être, je préfère étreindre dans l’incertitude le chaos festif et la multiplicité centrifuge de divinités, religions, Eglises et théologies plutôt que de me soumettre à la grise certitude d’une vérité établie, à une interprétation unique d’une bible unique, à une croyance unique en un dieu unique, à une religion unique, à une Eglise unique, à une seule et unique théologie de la libération.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2874.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Forum mondial de théologie et de libération 2005, 24 Janvier 2005.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.

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[1Ceci vaut si nous situons le « décollage » du mouvement lors de la publication et diffusion des textes les plus décisifs de Gustavo Gutiérrez, Rubem Alves, et d’autres personnes moins connues, à la fin des années 60. Mais, d’un côté, il faut reconnaître les racines multiples, complexes et profondes des théologies de la libération et, de l’autre, ne pas les réduire de manière simpliste et élitiste à la théologie écrite, publiée et reconnue dans des textes acceptés académiquement. Beaucoup d’idées de la théologie de la libération peuvent se retrouver, d’une manière ou d’une autre, dans des traditions de personnes et de groupes très antérieurs (et moins anciens aussi) au mouvement de la théologie latino-américaine de la libération comme tel, non seulement en Amérique latine mais aussi en dehors d’elle.
Ainsi, si nous situons la naissance de la théologie noire de la libération comme mouvement théologique au moment où James Cone publie A Black Theology of Liberation (Une théologie noire de la libération) mais en soulignant que beaucoup des idées qui prennent forme ici ont des antécédents au moins depuis les luttes des esclaves jusqu’au mouvement des droits civils.

[2Dans ce sens, ce dont il est question ici, c’est un cas particulier d’un fait plus général : si ce sont des hommes qui dirigent, décident, écrivent et s’approprient les principales institutions de la société (chose que nous faisons et pouvons faire), c’est parce qu’il y a ceux qui, sans jouir des privilèges inhérents à ces positions et activités, produisent et maintiennent des conditions de vie nous permettant ces privilèges : les travailleurs manuels en général et en particulier les femmes (mères, épouses, filles et domestiques, entre autres) dont les perspectives sont ignorées par la société.

[3Malheureusement, un cadre où de tels besoins sont satisfaits chez des individus et groupes plus puissants que d’autres, existe seulement grâce à l’abus et l’exploitation de la corporéité et sexualité des personnes les plus vulnérables (en raison de leur âge, sexe ou classe). Taire la sexualité, par conséquent, implique aussi de refuser à de nombreuses personnes, surtout à des femmes, la possibilité de dénoncer et combattre les conséquences destructrices d’une sexualité assujettie : le plaisir refusé ou forcé, les tabous et prohibitions imposés, les viols et autres formes de violence sexuelle, les maladies transmises par la force ou la tromperie, les grossesses et accouchements non désirés, la douleur physique infligée, etc. Pourquoi des voix différentes, comme celles de Marcella Althaus-Reid ou Tom Hanks ou Ivone Gebara sont si peu écoutées et citées dans les milieux de la théologie latino-américaine de la libération ?.

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