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DIAL 2875
ARGENTINE - Ces terres appartiennent à ceux qui les ont travaillées
Carlos Julio Sánchez
lundi 1er mai 2006, mis en ligne par
Des terres non travaillées mais « possédées », des paysans qui travaillent des terres et qui peuvent en être chassés car ils n’en ont pas les titres de propriété : une telle situation a motivé l’engagement de Carlos Julio Sánchez, prêtre de la paroisse El Salvador, de Serrezuela, dont le témoignage a été publié par Desafios Urbanos (Argentine) août-septembre 2005.
Carlos Julio Sánchez est arrivé à la paroisse d’El Salvador de Serrezuela il y a huit ans. Il raconte que dés son entrée dans la communauté, avec un compagnon, il a commencé à travailler sur l’idée de constituer des communautés dans la ligne pastorale de Medellín et de Puebla, ces conférences latino-américaines qui, selon ses propres paroles, ont marqué l’Eglise ces derniers temps, en la rapprochant des secteurs les plus défavorisés et des problématiques liées à la réalité sociale. Ce prêtre s’est entretenu avec Desafios Urbanos à propos de son adhésion aux revendications du mouvement paysan de la province de Córdoba et d’une participation active dans cette lutte, ce qui l’a conduit à être assigné en justice.
Comment a commencé votre relation avec le mouvement paysan ?
En 1999, les gens de APENOC (Association des producteurs du nord-est de Córdoba) se sont réunis pour la première fois à Tuclame. Petit à petit les paysans se sont regroupés, organisés et se sont mis à réfléchir aux moyens d’améliorer leur vie. Je participais à cette première réunion, ensuite ils ont commencé à se regrouper à Serrezuela et ils me tenaient au courant de ce dont ils débattaient. C’est ainsi que j’ai eu connaissance de la méthode de l’organisation et que j’ai découvert que nous étions sur une même ligne de travail, moi dans une perspective religieuse liée à la paroisse et eux dans une autre perspective, plus matérielle, plus politique. Notre point commun résidait dans la mobilisation, l’organisation et le développement de la conscience et de la dignité des gens, qui est aussi mobilisation, organisation et développement de ma propre conscience et de la dignité de tous. Il me semble que ma relation d’entente avec le mouvement est difficile à comprendre car persiste dans la conscience chrétienne l’idée que la foi s’exprime à travers le culte et la prière et beaucoup de chrétiens regardent encore avec circonspection ces contacts de terrain, politiques et complexes.
Quelle articulation possible entre politique et religion ?
Elles se rejoignent au niveau de la pratique. Moi ce qui m’intéresse c’est que les gens s’unissent et, de mon côté, m’unir à eux ; ce qui m’intéresse c’est que les gens et moi nous nous organisions et que notre conscience se développe.
Au sein de l’organisation sont engagés tous ceux qui, parmi nous, sont intéressés à cette pratique et à cette tâche. Certains sont catholiques, d’autres évangéliques et il y a aussi des gens qui n’honorent aucun Dieu parce que ce sont des athées ou qu’ils ont d’autres croyances. Mais ce qui nous réunit tous, c’est la pratique d’une certaine méthodologie, des objectifs communs, une certaine façon d’être et d’agir.
Lors d’une entrevue avec un journaliste, vous avez dit que votre participation au mouvement était un choix politique.
Sans aucun doute, quelles que soient la foi, la religion, les personnes, il y a choix politique. Décider de s’enfermer chez soi et ne participer à rien, c’est choisir de laisser les choses continuer à être ce qu’elles sont. Ici nous avons fait le choix politique, nous, un groupe de personnes, de faire avancer une méthode, certaines lignes d’action et un certain discours.
Quelle est votre relation avec le reste de l’Eglise en tant qu’institution depuis votre appui au mouvement paysan ?
Bonne, dans l’ensemble. Il y a des nuances, de la méfiance, des interrogations, mais il me semble que jusqu’à maintenant, la position de tous a consisté à dire que ce choix est respectable. Même si tous ne sont pas engagés dans ce choix et il serait illusoire de réclamer de tous qu’ils le soient.
Et votre relation avec l’Etat et, au premier niveau, celui de Cruz del Eje ?
Ma relation avec l’Etat, elle est, comment dire… c’est la même que celle de l’association avec l’Etat, dans l’ensemble, mauvaise (rire). Le fait que l’on envoie la police arrêter les paysans, que l’on relève leurs empreintes, qu’il y ait persécution et criminalisation de leurs revendications a pour conséquence que ma relation à l’Etat suit le même chemin. Ceci en ce qui concerne ma participation à l’organisation. Pour ce qui est du curé, ces gens de la police sont à demi effrayés parce qu’ils doivent faire face à quelqu’un de différent, mais il n’y a ni violence ni oppression dans cette relation. Ce qui s’est établi avec les autorités, c’est une certaine indifférence, eux d’un côté et moi de l’autre. Le choix de l’organisation n’a pas été celui de l’affrontement mais celui du maintien d’une distance.
Il y a quelques jours, on a appris que le procureur de Cruz del Eje avait lancé une inculpation à votre encontre. Comment en est-on arrivé là ?
Quelqu’un de Buenos Aires a commencé à travailler, à entourer de barbelés, à défricher et brûler un champ, exploité par trois familles qui en ont l’usufruit. Ces familles ont porté plainte mais comme toujours dans ces cas-là, la plainte n’a pas été reçue et pendant ce temps, l’homme continuait à poser ses barbelés. Le temps passant ces familles ont considéré que si on restait passif et si on laissait ce monsieur continuer à poser des barbelés, c’était reconnaître le bien fondé de son comportement. Alors, en l’absence d’une intervention des représentants de l’autorité, des forces de l’ordre, qui en réalité le sont du désordre, ces familles décidèrent de couper les barbelés pour affirmer leur droit d’usage et elles sont venues nous demander de l’aide à moi et à d’autres habitants du secteur.
A mes yeux il est important d’insister sur le fait que ce fut une décision des familles. Nous, nous les avons aidées. Pour manifester l’affirmation par ces familles de leur droit d’usage nous avons brisé les barbelés et cela, par la suite, a été publié et a fait grand scandale.
Cela a-t-il eu une influence, quelle qu’elle soit, sur votre activité de prêtre ?
Non, ça n’a pas posé problème, ça a plutôt été une action de sensibilisation de mes collègues prêtres et de l’évêque. Moi j’ai continué de faire mon travail.
Quels sont les mécanismes par lesquels des entrepreneurs essayent de s’emparer de ces terres ?
C’est très varié, chaque cas est spécifique. En général on met aux enchères, on vend ou on jette son dévolu sur des terres sur lesquelles vivent des gens depuis plus de vingt ans. D’où la naissance d’un conflit entre l’acheteur et les gens qui vivaient sur les lieux.
La question qu’il faudrait se poser est : qu’est-ce qui a le plus de valeur ? l’achat, l’argent, les papiers ou la vie de ces personnes. A nos yeux la vie de travail, de souffrances et de joies qu’ont vécue ces gens sur cette terre a beaucoup plus de valeur qu’un papier ou que l’argent avec lequel on a obtenu le droit sur cette terre. De plus nous considérons que toute cette question des papiers relève plutôt de la magouille parce que c’est très difficile sinon impossible dans une telle situation d’obtenir une régularisation de titres de propriété. Dans ce genre de conflit la police est toujours du côté de celui qui vient d’ailleurs, de l’entrepreneur, ainsi que les juges et tout l’appareil législatif. Il protège et couvre ces individus, jamais le droit de ceux qui en ont l’usage depuis 20 ans.
A l’origine ces terres appartenaient-elles à des propriétaires privés ou étaient-elles publiques ?
Il s’agit de terres qui sur la carte du cadastre étaient au nom d’un homme qui est mort au début du siècle et que les héritiers ne réclamèrent pas parce qu’alors ces terrains ne valaient rien. Actuellement, s’il y a des problèmes, c’est qu’ils ont une valeur. Mais pendant tout ce temps où personne ne les réclamait, de nombreuses familles ont travaillé ces terres, se sont consacrées à l’élevage des chèvres, à la production de charbon, de bois de chauffage. Avec beaucoup de travail, elles ont beaucoup produit. Ces gens-là ont construit leurs écoles et leur chapelle tout au long de cette longue période où, apparemment, ces terres ne valaient rien.
Alors si tu me demandes à qui sont ces terres, elles sont à ceux qui les ont travaillées, qui les ont fait produire et qui en ont bénéficié. Indépendamment du nom qui figure sur le registre du début du siècle ou de qui, maintenant, va venir dire qu’il les a achetées.
Comment évaluez- vous, en tant que prêtre, votre apport à l’organisation ?
Il y a deux aspects, dont l’un est mon apport personnel, l’apport de Carlos Julio. C’est celui d’un individu de plus, une opinion de plus et un petit peu de travail en plus. Ni plus ni moins. L’apport de l’Eglise c’est autre chose, sans doute plus complexe en ce sens qu’il s’agit d’une institution puissante dont l’opinion pèse d’un grand poids. La paroisse de Serrezuela dispose de plusieurs salles, d’une infrastructure matérielle qui est aujourd’hui au service de l’organisation. Et, bien entendu, pas seulement de l’organisation mais de tout groupe de personnes qui veut s’organiser, réunir des gens et servir la communauté.
C’est comme les deux faces d’une médaille, l’une plus officielle, l’appui que la paroisse accorde à toute personne qui voudrait servir la communauté ; l’autre c’est mon apport personnel à l’organisation, je donne mon opinion et aussi je dessine. C’est moi qui ai réalisé les dessins de tous les fascicules qui ont été publiés. Voilà mon apport à l’organisation.
Croyez-vous que votre participation contribue à légitimer le mouvement, compte tenu du pouvoir de l’Eglise en tant qu’institution ?
Oui, il est possible que cela lui donne une légitimité et de fait je crois que cela lui en donne beaucoup. Mais celui qui hait l’organisation et le changement social, que l’Eglise s’interpose ou non, celui-là continuera à les haïr. Il y a un a priori chez les gens qui s’opposent à certaines choses et même si le pape est partie prenante, ils continueront à s’opposer. Mais par ailleurs il est certain qu’il y a d’autres personnes pour lesquelles l’opinion du prêtre de la paroisse a beaucoup de poids. Je connais des cas où le curé a dit « ça, non » et un groupe important de personnes a dit « ça, non ».
Je crois que dans le cas qui nous occupe l’opinion que j’émets devant certaines personnes a une influence, donne une légitimité, mais c’est peut-être à cause de l’affection que beaucoup ont pour moi. J’ai exercé mon sacerdoce pendant deux ans à Cruz del Eje et, par exemple, quand nous avons fait la marche, là-bas, des gens qui étaient totalement étrangers à ce problème, à cause de moi, se sont joints à nous et me disaient que ce que nous étions en train de faire leur semblait une bonne chose et qu’ils n’étaient pas au courant de ce qui se passait.
Il faut reconnaître que pour certains ce que dit le curé indique une ligne de conduite et pour ceux qui ont de l’affection pour moi il se passe la même chose, ils suivent ce que dit Carlos Julio.
Comment voyez-vous la relation entre, d’une part, le mouvement paysan et, d’autre part, les habitants de Serrezuela ou les paysans qui ne sont pas dans l’organisation ?
Il y a un secteur de sympathisants qui pense que c’est une bonne chose que les paysans fassent ce qu’ils font et que le curé leur apporte son soutien. Pourquoi ne rejoignent-ils pas le mouvement ? Manque d’envie, pas besoin, inconscience de ce qu’ils sont dans l’eau jusqu’au cou ou peut-être ne veulent-ils pas s’engager ni dans le cadre de la situation ni avec ceux qui, eux, s’engagent.
Un autre groupe manifeste son antipathie ou même une opposition déclarée et se voue à une critique permanente, calomnie le mouvement et par conséquent, du même coup, le curé qui le soutient tombe lui aussi. C’est en grande partie le résultat de la peur, car il y a une crainte de la nouveauté, de ce que l’on ne connaît pas ou des intérêts que cela pourrait dissimuler. Surgit alors la méfiance, la condamnation, la propagande contraire, tout autant de la part d’individus isolés que de beaucoup de chrétiens qui n’ont pas de tout cela une vision claire et se méfient encore.
Qu’est ce qui a fait naître le besoin de s’organiser ?
Beaucoup de choses, je crois. Lorsque la situation se dégrade, lorsqu’elle vous met à genoux, on peut choisir de faire cavalier seul, de se débrouiller, prendre son parti de la situation. Ce serait l’option individualiste du sauve qui peut, où peu se sauvent. Un autre choix consiste à se regrouper, il entre en jeu lorsque tout brûle et que c’est la seule façon de s’en sortir, de survivre, de se battre pour la dignité et de rendre meilleures les conditions de vie.
Découvrir que la vie est meilleure quand on s’organise a été un autre problème, surtout dans cette région où il y a un grand isolement, où les groupes de population sont très isolés les uns des autres et à l’intérieur d’un même secteur, une maison de l’autre. C’est bien connu qu’il vaut mieux la communauté que l’isolement et le soutien réciproque plutôt que de faire cavalier seul. Mais dans certaines circonstances, ce comportement devient urgent, on n’a pas le choix : solidarité ou mort.
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2875.
– Traduction Dial.
– Source (espagnol) : Desafios Urbanos, août-septembre 2005.
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