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DIAL 3588
Notre Che : Un voyage en utopie, chapitres X-XIII
Bruno Serrano Ilabaca
jeudi 30 septembre 2021, mis en ligne par
Comme nous l’avions fait pour le récit d’Ilka Oliva Corado, Histoire d’une sans-papiers, DIAL publie, en plusieurs livraisons, la traduction française du livre du Chilien Bruno Serrano Ilabaca, Notre Che : Un voyage en utopie, paru en espagnol en 2018 ( Nuestro Che : Un viaje a la utopía, Santiago du Chili, editorial Cuarto Propio, 96 p.). L’ouvrage a été traduit en français par Pedro Tapia [1]. L’auteur raconte son périple, dans l’Amérique latine des années soixante du Chili au Brésil, l’Uruguay et l’Argentine, en passant par la Bolivie. Sont publiés ci-dessous les chapitres X à XIII.
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X. Le carnaval
Passèrent plusieurs jours étranges et déconcertants. Je me rendis avec les Péruviens à une « foire aux miracles » installée sous des bâches en très mauvais état, au milieu des palmiers, des pâturages et des insectes, pour essayer de négocier ma couverture, la seule chose de valeur qui me restait. Installés un peu partout à même le sol ou sur des ponchos et des awayos [2] pleins de couleurs, les gens vendaient, troquaient ou achetaient de tout : grosses chaussures, montres, herbes médicinales, farine, masaco [3], singes avec collier et nombre d’autres choses. Les femmes quechua et guaraní marchandaient de beaux tissus de fibres et de laine. Les bords de leurs chapeaux noirs protégeaient du soleil leurs yeux sombres. Je commençai à percevoir qu’elles étaient très belles avec leur peau mate, bien différentes des blondes oxygénées que, par simple mimétisme des films yankees, nous aimions tant. Personnellement, j’ai toujours beaucoup aimé les filles à la peau mate. Finalement et grâce à la faconde inépuisable des Péruviens, je réussis à vendre la couverture achetée par ma mère à Santiago dans la coopérative du bureau d’assurances où elle était employée. Avec des températures dépassant les 30°, je n’ai jamais compris pourquoi un couple gentil d’Indiens guaraní l’avait achetée. Peut-être l’ont-ils fait pour m’aider, même s’ils semblaient tout aussi pauvres que moi si ce n’est plus. Résultat de cette transaction, mes modestes économies grossirent de quelques pesos boliviens supplémentaires, qui me permirent d’acheter un paquet de cigarettes brunes sans déclarer faillite.
Les jours passèrent ainsi, humides, l’un après l’autre, jusqu’au carnaval des petits masques.
Tambours, flûtes, caisses claires, sifflets, confettis, boules d’argile, alcool sans limite, danses effrénées, rixes, rires et attouchements. Le monde à l’envers, c’est ça le carnaval. Je me déplace au milieu de la foule qui danse dans la nuit et les feux d’artifice. Je me détends petits à petit et me mets à danser. Personne ne s’intéresse à ma façon gauche de danser, une femme masquée me serre dans ses bras, m’embrasse sur la bouche et me suçote, presse ses seins trempés contre ma poitrine, me donne des coups dans les jambes avec son pubis. Le carnaval est un incendie. Il me semble apercevoir le guérillero mulâtre du bar dansant au milieu de la foule avec une énergie prodigieuse. Tous sont des ombres fantastiques qui dansent, incontrôlables, parce que c’est la fin du monde… Ou son commencement. Je me dis qu’au Chili je vis entravé dans un monde glacé plein de barrières, de contrôle et d’hypocrisie. Je me souviens du scandale quand j’avais été obligé de me marier avec Patricia parce qu’elle était enceinte. Mais elle avorta après le mariage. J’avais dix-neuf ans. « Couillon, ils t’ont eu » me soufflèrent mes amis. Oui, c’est vrai. Un vrai couillon parce que j’étais amoureux de Livia Marcos, mon grand amour… Mais j’ai cédé.
Enfin, maintenant j’étais à Santa Cruz de la Sierra, en Bolivie, en train de chercher le Che à près de 5000 kilomètres de la glorieuse place du 12 octobre, dans mon quartier de la Gran Avenida, à Santiago du Chili. Et le carnaval continuait au milieu de l’humidité, la boue et la nuit. Tout à fond. Je m’étais défoncé à l’eau de vie et je sentais que la vie était un court-circuit permanent, une putain de vie sans frontières, une folie totale sans freins ni barrières ni lois connes… La révolution quoi !
J’ai raconté déjà qu’au retour à la cabane, des paysans boliviens avaient voulu m’attaquer avec des couteaux parce que j’étais chilien et que j’avais couru comme un cerf à travers les marais jusqu’à ce que mes poursuivants tombent la gueule dans la boue, saouls à crever. Mais j’avais senti la mort de près. Peut-être n’était-ce pas mon heure. « Peut-être » n’est pas le mot : ce n’était simplement pas mon heure, sinon je ne serais pas aujourd’hui en train d’écrire cette histoire.
Le carnaval fut une folie totale. Une fois terminé, tout semblait être rentré dans une normalité stupide et routinière, traversée de tempêtes et de pluies. Les jours se suivaient l’un après l’autre. Mes économies de survie allaient vers la catastrophe totale, mais l’image du Che, la guérilla et la consigne – Un, deux, trois Vietnam – me hantait au milieu de la forêt qui entourait la cabane.
Néanmoins, je me rendais compte maintenant qu’être guérillero n’était pas si facile, surtout dans un milieu de forêt vierge, comme celui que je découvrais. Les nuits, avec 38 degrés, je me réveillais en pensant que c’était une décision définitive et j’avais quelques doutes s’il me restait encore beaucoup de choses à faire dans la vie. Je commençais à me rendre compte que les Péruviens en plus d’être des profiteurs à tout crin, étaient « ambidextres » ou « bilingues » sur le plan sexuel, mais profondément conséquents avec leur vision de la vie où les malins se tapaient les couillons. Le Camba, un jeune costaud, grand, aux cheveux clairs, était prêt à faire n’importe quoi de son corps, c’est-à-dire à se prostituer pour gagner quelques sous.
En plus des tiques, cette situation m’obligeait à dormir sur le qui-vive et la défensive car nous partagions la seule pièce de la cabane, en dormant par terre.
Avec mes amis apprentis guérilleros, nous nous réunissions tous les deux ou trois jours sur la place de Santa Cruz, avec un découragement croissant.
– Il faut prendre patience, insistait Darío Bush.
Mais lui, il était dans son pays, dans sa belle demeure avec Charme le Maigre et le Noir Sepúlveda. En plus ils mangeaient et dormaient bien. Moi, par contre, j’étais un marginal, je devais me débrouiller tous les jours pour manger et je dormais à même le sol. Je n’avais bien sûr pas froid, vu la chaleur terrible qui régnait et ne baissait quasiment pas la nuit.
Finalement, une vingtaine de jours après la réunion secrète, nous décidâmes de continuer vers le Brésil, estimant que le Che n’était pas en Bolivie mais qu’il pourrait bien être dans l’État brésilien du Mato Grosso du Sud, qui forme la frontière orientale de la Bolivie. Nous étions à la fin février mille neuf cent soixante-sept.
XI. Le train de la mort
Papi Bush, le frère aîné de Darío, était exilé à Porto Alegre, ville du sud du Brésil, parce que communiste. La veille de notre départ, Darío nous raconta une partie de l’histoire singulière de sa famille. Son grand-père, Germán Bush, guerrier du Chaco, avait participé à trois coups d’État avant de devenir finalement président de la Bolivie ; il fut assassiné l’année mille cent trente-neuf au sein de sa propre famille. Il y avait un parfum de tragédie lorsque Darío nous dit au revoir dans la gare délabrée du chemin de fer à voie étroite qui parcourt les presque mille kilomètres de forêt entre Santa Cruz de la Sierra et Puerto Suárez, dans le Mato Grosso. Debout et un peu ému, il nous demanda :
– Allez voir mon petit frère. Il est communiste de cœur et de tête.
Le vieux train, détérioré par la rouille due à l’humidité de la végétation et la chaleur étouffante, qui est encore plus prononcée à mesure qu’on s’enfonce dans la forêt orientale, est tiré par une locomotive du siècle dernier, dont la chaudière rapiécée crache des jets de vapeur par tous ses orifices et tire une file de wagons à marchandises piteusement vétustes, certains couverts, pour le bétail et les passagers, et d’autres entourés d’une simple rambarde basse pour les marchandises et les passagers.
Tous les voyageurs sont des êtres endurcis dans l’adversité et ne conçoivent pas d’autre confort que de voyager couchés dans un wagon plein de paille et de pisse de vache, avec des hamacs suspendus et des enfants indiens morveux, terrorisés par le sifflement infernal de la locomotive.
Nous chargeâmes nos sacs à dos et paquets dans un wagon et nous nous serrâmes au milieu de la multitude des voyageurs, nous préparant aux six jours infernaux de voyage jusqu’au Mato Grosso, dans le cœur vert du Brésil.
Quand le train entama sa marche, les wagons étaient remplis de paquets et de gens métis qui transpiraient à grosses gouttes, la plupart d’entre eux étaient des Indiens qui faisaient de la contrebande ou avaient de la famille à la frontière brésilienne ou à Cuiabá.
Nous nous installâmes sur des balles de foin destinées au bétail qui mugissait dans le wagon fermé, tandis que la vieille locomotive filait vers l’est, s’enfonçant dans une forêt de plus en plus menaçante et grouillante de moustiques, yaguasas [4], jejenes [5], mariguies [6] et papillons géants qui s’écrasaient contre les passagers, perdant un peu de la poudre grise de leurs ailes sur les paquets qui jonchaient le sol du wagon, où les tiques nous piquaient sans trêve. Des deux côtés de la voie ferrée la forêt croissait impénétrable, cédant finalement au seul passage du train, qui, comme un bélier métallique, amputait feuilles, branches et lianes de la présence toute puissante de la nature.
La première nuit, on aurait dit un asile de fous avec les ronflements gutturaux, les cris des animaux aveuglés par la lumière de la locomotive, les insectes et les araignées géantes se déplaçant sans dégoût sur les corps endormis, le bruit des gens qui pissaient dans n’importe quel coin du wagon et les odeurs des excréments des enfants indiens, et d’autres plus grands.
Mais le train avance et avance, têtu et haletant.
Au petit matin il s’arrête en pleine forêt, dans une étroite clairière de végétation basse, large d’une dizaine de mètres à côté de la voie ferrée. Nous nous laissons tomber du wagon de marchandises, pourvu seulement d’une petite balustrade en bois et sur lequel nous voyageons mal assis ou affalés par terre, en plein soleil. Nous nous séparons ensuite vers les côtés pour pisser ou déféquer les restes retenus de nos digestions. Tout-à-coup quelqu’un hurle : Un boa ! Un boa ! Tétanisé, je remonte mon pantalon et nous courons tous ensemble vers le wagon.
– Il te mord et t’es un homme mort, aussi sec. De mes yeux je l’ai vu piquer un cheval, oui monsieur, et il est tombé foudroyé – affirme un ancien au visage tanné par l’expérience qui n’est pas descendu du wagon et qui, d’un regard ironique, nous regarde courir affolés vers les wagons.
Parmi les passagers singuliers, il y a un militaire, maigre, peu gradé, avec un uniforme vieillot et poussiéreux, qui ne s’est pas risqué à descendre du wagon. Il sort un Smith & Wesson 38 de son étui et en le brandissant, il le montre à l’homme mouillé de transpiration qui a découvert le boa.
– Mettez-lui une balle à cette salope ! crie-t-il euphorique, en lui passant le pistolet. L’autre le prend et avec un geste triomphant retourne sur le lieu du danger. Comme une file de gamins apeurés, nous le suivons avec la végétation jusqu’aux genoux et sentant à chaque pas la piqûre mortelle du serpent.
L’homme au pistolet se déplace accroupi. Il hurle soudain et tire plusieurs coups vers le sol. Nous sommes tous paralysés. Il lance un cri de triomphe, remet l’arme à la ceinture, prend un gros bâton, effectue une série de mouvements enveloppants et en faisant un effort, il soulève par la tête un immense serpent. Derrière lui, nous crions et sautons. Du wagon, l’ancien prévient en vociférant que les boas sont toujours en couple et que celui qui n’a pas été tué tue le tueur. Nous restons raides. Terrorisé, l’homme lâche le serpent et s’élance en faisant des bonds. Et nous tous derrière lui, pour grimper à nouveau dans le wagon, hors d’haleine. D’en haut nous observons, encore agités, pour voir si l’autre boa revient pour se venger. Le militaire, maintenant avec son arme au poing, vise la végétation qui couvre le sol en bougeant le bras à l’horizontale et prêt à arroser de balles tout ce qui pourrait bouger. Mais ce qui commence à bouger, à notre grand soulagement, c’est le train qui a récupéré ses forces et sa chaudière siffle, continuant son destin ferré.
– La forêt est traîtresse pour l’ignorant – nous murmure le vieux Guaraní qui avait prévenu du danger. À ce stade de cet incroyable voyage, nous sommes complètement d’accord avec son affirmation.
Désormais bien moins audacieux après l’expérience du boa, je me consacre les jours suivants à noter les noms des différentes gares et rivières : El Guapay, Pozo del Tigre, Río Quinomé, San José de Chiquitos, Roboré, Río Tucavaca, Cerrito…
XII. Puerto Suárez
Finalement, après un peu plus de six cents kilomètres de forêt, en pleine nuit et pris dans une tempête avec pluie torrentielle, tonnerre et éclairs zigzagants, nous arrivâmes au terminus de la ligne, la gare de Puerto Suárez, au bord du río Paraguay. Sous les éclairs, le village s’illuminait comme si c’était le jour, puis c’était le fracas et l’obscurité totale. Trempés jusqu’aux os, nous nous abritâmes sous un arbre énorme et tortueux comme celui de la Place Brésil de mon enfance à Santiago, qui nous protégeait bien des averses. La température ne baissait pas en dessous de 38° et avec le lever du jour, nous découvrîmes que Puerto Suárez était un village de cabanes avec quelques petits commerces indescriptibles du fait de la variété de marchandises qu’ils proposaient pêle-même, un petit commissariat et un quai fait de vieilles planches épaisses où venait accoster un vieux ferry qui naviguait jusqu’au Paraguay en descendant vers le nord-est par la rivière du même nom.
Nous nous baignâmes dans ces eaux terreuses sous les regards curieux et provoquant des habitants. Les noires chuchotaient et nous souriaient en montrant leurs dents blanches. Et en se penchant pour frotter les vêtements contre les pierres de la rive, leurs seins aux tétons sombres débordaient des chemisiers élimés provoquant inquiétude et érections dissimulées. Elles flirtaient avec nous qui, au lieu d’être à la recherche de conquêtes amoureuses, faisions surtout attention de ne marcher sur les pieds de quiconque et encore moins sur ceux des noirs costauds qui, menaçants, surveillaient leurs femmes.
À la tombée du jour, un policier noir en sueur nous intima l’ordre de le suivre jusqu’au commissariat. Une fois à l’intérieur du petit local déglingué, il nous ordonna de nous asseoir et de laisser les sacs à dos et mon sac contre la palissade de pisé et de bambou. Dans un mélange compréhensible d’espagnol et de portugais, il nous interrogea pour savoir qui nous étions et ce que nous faisions au cœur du Mato Grosso.
Le Noir Sepúlveda parla pour nous trois et répondit que nous étions des étudiants de l’Université du Chili en voyage d’études et que nous allions à São Paulo…
– C’est plus rapide par avion, affirma avec suspicion le policier, tandis qu’il posait sur la table l’étui avec le revolver brillant d’humidité.
– Mais on ne découvre rien, rétorqua le Noir Sepúlveda.
– Il y a des gens qui crèvent dans la forêt, chuchota très lentement le flic dans son mélange espagnol-portugais.
Nous restâmes silencieux. Il contrôla alors, sans se presser, les passeports pendant une vingtaine de minutes et les mit sous clé dans le tiroir de son bureau.
– La nuit, la chambre à coucher… porte close – son doigt noir nous indiquant agressivement les cachots séparés par des grilles de fer rouillées.
– C’est plus sûr. Dans la forêt, le gros poisson mange le petit. Bonne nuit, ajouta-t-il.
Une demi-heure plus tard, nous étions enfermés dans deux cellules, avec Charme le Maigre seul dans l’une des deux. Nous échangeâmes des signes d’inquiétude, mais obéissants, nous acceptâmes ce qu’on nous ordonnait. Nous avions déjà écouté les cris plaintifs d’un Bolivien, enfermé dans la troisième et dernière cellule de l’enceinte, assurant qu’il était depuis plus de deux mois en prison et suppliant qu’on avertisse sa famille. Il avait passé la frontière sans papiers, comme la plupart des paysans de la zone, mais il avait fini au cachot et les policiers brésiliens ne montraient pas la moindre intention de le libérer. « Je suis furieux, salaud », l’entendis-je dire au noir gigantesque qui était de garde tandis qu’il lui tendait entre les barreaux une écuelle de maïs semblable à une bouillie de semoule aux pommes de terre. Avec le Noir Sepúlveda, nous traduisîmes qu’il en avait plein les couilles, salaud. Vu la situation, nous décidâmes d’attendre avec sérénité la suite des événements.
À six heures du matin, on nous ouvrit la cellule sans un mot. Les sacs et ma besace étaient au même endroit, mais avec des signes évidents d’avoir été fouillés. Je pensais avec un tremblement que le carnet – mon journal de voyage – où je notais au jour le jour le récit de notre recherche et dans lequel je nommais sans détour le Che, n’était pas resté dans mon sac, mais se trouvait tout chiffonné dans la poche arrière de mon pantalon, en pitoyable état.
Nous nous dirigeâmes vers le quai. Charme le Maigre me chuchota tout bas :
– Ces salopards sont au courant de quelque chose sur la guérilla du Che, c’est pour ça qu’ils ont des soupçons… Il faut se tirer d’ici.
Nous nous mîmes à réfléchir : nous n’avions presque plus d’argent et l’alternative était soit de s’embarquer sur le río Paraguay sur le ferry et atterrir dieu sait où, soit attendre deux jours l’arrivée d’un camion qui nous rapprocherait de São Paulo. Nous optâmes pour la seconde solution parce qu’en plus, le garde-frontière ne nous avait pas rendu nos passeports et nous avait montré, sur une carte déteinte et graisseuse qui pendait au mur, le río Paraguay qui prenait sa source à Corumbá, passait par la pointe de la Bolivie, traversait le Paraguay avant de se jeter dans le fleuve Paraná en face d’El Paso de la Patria en Argentine… Plus de 2500 kilomètres de parcours, suffisants pour confirmer notre option terrestre par camion.
Dans une petite auberge, nous déjeunâmes du porc frit avec des bananes et plus tard Charme le Maigre et le Noir Sepúlveda s’endormirent sous les branches tordues de l’arbre qui nous avait accueillis quand nous venions d’arriver.
J’allai à l’embarcadère pour voir le ferry qui avait jeté l’ancre quelques heures auparavant. La vieille embarcation était comme celles décrites par Mark Twain sillonnant le Mississippi et qui rappelaient les anciennes photographies sépia, avec ses roues à aube latérales, ses hautes cheminées rejetant des fumerolles blanches et le pont entouré de bastingages où s’entassaient passagers, malles et paquets.
J’étais inquiet à l’idée que le Che était peut-être au Brésil, ici au Mato Grosso, d’où la suspicion des policiers. Il est vrai que les soupçons étaient logiques, parce qu’aucun touriste ou étudiant « en voyage d’études », comme l’avait affirmé le Noir Sepúlveda ne passait par ces régions forestières.
J’avais l’impression que nous avions perdu la boussole et cheminions à l’aveuglette.
Sur le quai s’avança un prêtre de haute taille à l’allure d’acteur de cinéma. Il me salua avec un accent français et me demanda si j’allais embarquer. Ce fut le début d’une conversation qui dura presque deux jours et qui se termina avec le départ du bateau qui descendait la rivière jusqu’au Paraguay.
Le prêtre s’appelait Pierre Lefèvre. Il était français et possédait une culture impressionnante. Quand il sut que j’étais étudiant des Beaux-Arts, la conversation dériva vers la peinture, van Gogh, Gauguin, les musées européens… Moi, je connaissais un peu par les livres, mais lui avait visité nombre de pinacothèques avec les originaux, dans son pays et sur le vieux continent. Il appartenait de plus à une famille fortunée de Lyon… Alors, que faisait-il ici dans cette forêt entre guapurus [7] et pitangas [8] touffus, par quarante degrés de chaleur ?
– Je vais en mission dans les léproseries du Paraguay, me confia-t-il dans un espagnol francisé et il s’étendit sur le sujet.
– On descend par la grande rivière jusqu’à la léproserie, qu’on appelle l’île des Ressuscités. Là-bas, on traite les malades selon la méthode hansénienne. Je vais travailler auprès du légendaire docteur Peter Palamazczuk, un Allemand de Pologne…
Deux heures après, j’étais confronté à la plus grande contradiction de ma vie : ou je n’écartais pas définitivement la rencontre avec le Che… ou je m’embarquais sur le río Paraguay avec le prêtre Lefèvre pour soigner les lépreux. Et cela voulait dire abandonner mes potes et peut-être ne jamais revenir au Chili.
Pendant la nuit dans la cellule, je restai éveillé, essayant de prendre une décision, mais cela fut inutile.
Le bateau levait l’ancre à midi. Pierre serait sur le quai délabré au milieu des passagers qui iraient débarquer dans les innombrables petits ports du río Paraguay.
– T’es vraiment couillon, me reprit le Noir Sepúlveda. Tu veux attraper la lèpre et voir tomber des morceaux de ta chair en crachant jusqu’à la mort, pour être aussi con ? En plus… nous sommes partis trois du Chili, nous reviendrons trois au Chili, nous ne sommes pas camarades pour rien.
Charme le Maigre ajouta quelque chose du même genre et c’est comme ça que je finis de prendre ma décision.
Quand le bateau commença à faire tourner les pales de ses roues, je m’approchai du bastingage d’où le prêtre, l’air préoccupé, scrutait le quai.
– Je n’y vais pas, je reste avec mes amis. Peut-être une autre fois.
Lui, après un silence, récita : « Un jour, quelque part, dans un lieu, inévitablement, tu te trouveras toi-même, et celle-là, seulement celle-là sera peut-être la plus heureuse ou la plus amère de tes heures… » C’est de votre Neruda, susurra-t-il, en me tendant sa grande main en silence. Et sachant combien cela avait été dur de me décider, il reprit avec douceur :
– C’est sûr que ton chemin est autre, parce que celui-ci est celui que j’ai choisi moi.
Le bateau, remuant posément ses grandes roues à pales commença à s’écarter lentement du quai plein de gens qui disaient au revoir bruyamment. Contenant mes émotions, je regardai jusqu’à ce que le bateau disparaisse dans un détour de la large rivière. Et avec lui, Pierre agitant sa main…
La nuit suivante émergea de l’obscurité en soufflant le camion qui nous rapprocherait de Goias, situé à 300 kilomètres de Campo Grande. Le chauffeur nous avertit qu’il partirait le jour suivant s’il parvenait à déloger une patte d’araignée qui avait bouché le carburateur, parce que le moteur s’arrêtait tout le temps. De toutes manières, il était indispensable d’être là tôt si jamais il était à l’heure. Le policier laissa les cellules ouvertes et commenta avec ironie que Silviño, le chauffeur du camion, se prenait une cuite infernale chaque fois qu’il arrivait à Puerto Suárez. Et qu’ensuite il démarrait sans même savoir comment il s’appelait ni où il allait. Malgré cette information peu encourageante, nous dormîmes avec l’espoir de pouvoir nous échapper bientôt du village.
XIII. Vers Campo Grande dans le Mato Grosso du Sud
La cuite de Silviño ne fut pas si grosse et le camion, un vieux Leyland des années 50 avec de hautes ridelles en bois, fonça en direction de Campo Grande sur la piste forestière transformée en bourbier par l’orage de la nuit, glissant, sortant de la route à tout instant et se renversant presque. Mais cela faisait partie de l’inévitable routine du voyage qu’il réalisait une fois par semaine, selon les circonstances, parce qu’il pouvait s’écouler quinze jours avec le camion arrêté et en réparation à Puerto Suárez, qui disposait d’un mécanicien autodidacte, réparateur de n’importe quelle tragédie mécanique qu’on pouvait lui présenter.
Et ainsi, protégé par la Divine Providence, le Leyland arrivait presque toujours à destination.
De toutes manières, nous étions en route, mais les esprits s’étaient tendus avec les tracasseries du voyage et mes compagnons se disputaient à tout instant sur la pertinence de la révolution permanente de Trotski, les purges de Staline, la révolution cubaine de Fidel, les moustiques, les pets ou sur n’importe quoi, dans un mélange de contradictions politiques, existentielles et domestiques profondes. Il me revenait d’agir comme médiateur et de calmer surtout Charme le Maigre, qui, je crois, était très sensible parce que c’était son premier voyage en stop. C’est sûr que c’était un périple pour types aguerris et pleins d’expérience dans ces combats, parce que la faim redouble, il n’y a pas d’argent, on dort mal, il n’y a pas d’endroit où se laver, les vêtements puent de saleté, les piqûres des puces et des bestioles de la forêt laissent des rougeurs qui s’ajoutent à l’incertitude du quotidien…
En réalité, on connaît les hommes dans ces circonstances, disons, dans l’adversité. C’est alors qu’on sait qui nous sommes vraiment. C’est dans l’arène qu’on voit les coqs. Et il n’y a alors que deux possibilités : soit se créent des amitiés à toute épreuve, soit d’autres que nous croyions profondes se brisent, comme cela nous arriva.
J’avais bien sûr plus de curriculum que mes collègues, parce que j’avais voyagé en stop depuis Santiago jusqu’à la grande île de Chiloé, dans le sud pluvieux, une fois avec mon vieil ami Cochín, également voyageur novice, mais intègre et solide. Une autre fois lors d’un interminable voyage jusqu’à Arica, près de la frontière péruvienne, avec Alejo Vivanco, le « pat’mula » [9]. Je totalisais d’innombrables voyages plus courts dans le pays, à Quirihue, Chillán, La Serena, Valdivia, etc. J’avais donc quelques milliers de kilomètres de route dans le corps. Je considérais que j’étais passé par toutes les faims et les froids que je méritais et que j’étais donc apte à aller à la recherche du Che Guevara et à m’enrôler dans sa guérilla. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire…
Maintenant, en pleine forêt et après plus de deux mois de voyage, je comprenais que devenir guérillero avec la mort qui vous talonne était franchement plus difficile que d’être jeté sur une route d’un pays en démocratie. Mais ça valait la peine plutôt que de crever comme un bourgeois, d’un infarctus à cause d’un effondrement des valeurs à la bourse, ou quelque chose de ce genre. Il fallait vivre la vie à fond la caisse… Et ce n’était pas mal de mourir en héros pour une noble cause.
Après une multitude d’arrêts du camion, nous arrivâmes à une auberge en pleine forêt. C’était une cabane au toit de branchages, envahie d’insectes qui pullulaient, où l’on pouvait avaler des haricots noirs – qu’ils appellent feijoao – ou prendre un petit café ou une eau de vie. J’y découvris aussi un réduit sans toit ressemblant à une douche. Je demandais à la jolie noire qui accueillait les visiteurs si je pouvais l’utiliser pour me baigner. Elle regarda mon aspect lamentable et prenant un trousseau de clés accroché à un clou rouillé sur le côté de la cabane, ouvrit le cadenas qui fermait la porte de la douche. Mais l’unique savon encore existant était celui de Charme le Maigre qui se fit pas mal prier avant de le prêter.
– C’est personnel… après, on le recupère plein de poils.
Il finit par le lâcher et je pris avec ravissement ma première douche depuis longtemps. Je me sentis rajeunir quand bien même j’enfilais les vêtements les moins sales de mon sac abîmé, devenus de vrais guenilles imprégnées de sueur. Mes compagnons de voyage prirent aussi une douche. Et quand bien même nous étions joyeux et bénis par l’eau du bain, Charme le Maigre refusa de prêter son peigne.
– Ça non, affirma-t-il d’un ton sec, pas besoin des poux des autres.
Je reconnais que la noire de l’auberge m’avait tapé dans l’œil, ainsi, quand le Leyland reprit la route, debout et accroché à la ridelle, je ne la quittai pas des yeux me jurant que je reviendrais, pendant qu’elle se diluait dans la chaleur de la forêt et la distance, agitant sa main en l’air.
Bien secoués, nous arrivâmes ainsi à Campo Grande. Comme paiement pour le passage, Silviño nous demanda une bouteille d’eau de vie, que le Noir Sepúlveda paya avec ses dernières pièces. Je me trouvais en faillite complète et je soupçonnais Charme le Maigre de mettre ses sous de côté parce que, quand on le questionnait sur son argent, il détournait la conversation vers des sujets tels que : « Este-ce qu’on aura de l’orage ? ou : « On dirait qu’une araignée m’a piqué ». Il se plongeait ensuite dans l’écriture de lettres d’amour kilométriques à sa copine, Orietta, qui se trouvait dans le lointain Santiago de Chile.
À notre arrivée à São Paulo, nous sommes restés interloqués par cette ville immense avec son infinité d’immeubles, de quartiers, d’autoroutes, de rues, de ruelles, de places… Et comme le dernier camion nous déposa à la périphérie de la ville, il nous fallut un jour et demi à pied pour trouver le chemin de la maison des potes du Noir Sepúlveda, avec la désormais habituelle détention nocturne par la police brésilienne.
Cette nuit, au commissariat de police, serrés sur une dure banquette de bois le dos contre le mur, nous ne dormîmes presque pas à cause d’une peur inavouée. Les policiers étaient brutaux et battaient sans pitié les détenus, hommes et femmes. Et, pour couronner le tout, ils utilisaient un jeune domestique homosexuel qui, avec un délicat tablier en dentelle, leur servait à boire sur un plateau d’argent. Il s’installa après en face de moi et, appuyant son menton sur ses mains fines croisées, se mit à m’aguicher, clignant de l’œil en une invitation directe. Je piquai du nez sous le coup du sommeil, mais à force de volonté, je réussis à me maintenir éveillé. J’étais sûr que si je m’endormais, j’allais me réveiller avec le domestique aux fesses. Par chance, au lever du jour, il renonça à la conquête et le danger disparut.
Le Noir Sepúlveda avait l’adresse de ses amis et c’était la promesse d’un avenir splendide, parce que la faim commençait à nous tenailler fortement. Nous n’avions rien trouvé à manger, juste des petits cafés qui étaient gratuits et à volonté dans tous les restaurants. Ça faisait bien sûr fuir le sommeil mais ne remplissait pas l’estomac.
Mais les amis du Noir Sepúlveda avaient déménagé à Rio de Janeiro et nous restâmes marrons, parce que pour trouver leur adresse, nous avions marché d’un bon pas durant plus de six heures. Nous étions cependant près de l’autoroute qui va à Rio et nous prîmes cette direction.
– Après tout, nous sommes en voyage d’études, plaisanta le Noir Sepúlveda, essayant de nous remonter le moral.
– Va te faire foutre, lui répondit avec aigreur Charme le Maigre et nous continuâmes à grandes enjambées, passablement abattus.
→ Lire les chapitres XIV à XVI.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3588.
– Traduction de Pedro Tapia.
– Source (espagnol) : Bruno Serrano Ilabaca, Nuestro Che : Un viaje a la utopía, Santiago du Chili, editorial Cuarto Propio, 96 p.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Le traducteur remercie pour leur aide à la relecture Jacqueline Quatrecotes, Vincent Gerbe et Guy Michel Isnard.
[2] Un awayo, ou aguayo, est un tissu rectangulaire dont les usages sont multiples (sac à dos, manteau, ornement, porte-bébé… Il est notamment beaucoup utilisé par les Indiennes – note DIAL.
[3] Plat traditionnel bolivien – note DIAL.
[4] Oiseaux aquatiques qui ressemblent à des oies – NdT.
[5] Mouches – NdT.
[6] Puces – NdT.
[7] Petits arbres à fruits de la forêt amazonnienne – NdT.
[8] Cerisier originaire du Brésil
– NdT.
[9] « Le patte de mulet » – NdT.