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DIAL 3689

EL SALVADOR - Bukele se proclame réélu en violation de la Constitution et sans résultats officiels

Rédaction El Faro

jeudi 29 février 2024, par Dial

DIAL avait évoqué fin 2022 [1] les dérives autoritaires du président Nayib Bukele, élu en 2019. Le déroulement de la campagne et des élections du dimanche 4 février confirme malheureusement la tendance. Article de la rédaction du site El Faro, le lendemain des élections (5 février).


Deux heures avant que le Tribunal suprême électoral (TSE) ne donne les premiers résultats préliminaires, le président Bukele s’est proclamé vainqueur des élections et a affirmé avoir obtenu la majorité des députés. Le TSE, qui disposait de plus de 70 millions de dollars pour ces élections, n’a pas réussi à fournir d’informations précises jusqu’à la fin de la journée d’hier. Il n’y a eu aucune information sur les élections législatives.

Photo de Carlos Barrera pour El Faro

Après une journée qui s’est terminée sans résultats officiels, le président Nayib Bukele a proclamé sa victoire aux élections présidentielles et celle de son parti aux élections législatives. De la place centrale du pays, et alors que le Tribunal suprême électoral présentait des résultats qui ne correspondaient pas mathématiquement aux 22 % qu’il prétendait avoir comptabilisés, Bukele a osé faire ce que personne d’autre n’avait fait en presque un siècle : se déclarer président pour un second mandat consécutif.

En fait, il l’avait déjà fait plus tôt. Bukele n’a même pas attendu que le Tribunal annonce des résultats préliminaires : dans un tweet quelques minutes avant 19 heures, à peine deux heures après la fermeture des bureaux de vote, il s’était déjà déclaré vainqueur avec 85 % des voix, alors que le Tribunal n’avait encore divulgué aucun résultat et que, dans la plupart des bureaux de vote, on n’avait pas encore ouvert les urnes de vote pour les députés : « Selon nos chiffres, nous avons remporté l’élection présidentielle avec plus de 85 % des voix et un minimum de 58 députés sur 60 à l’Assemblée ». Au matin du mardi 5 février, le Tribunal n’avait pas encore atteint 50 % du dépouillement.

Nayib Bukele a rassemblé un grand nombre de personnes devant le Palais national, où il s’est proclamé vainqueur sans que le TSE n’ait donné de résultats officiels
Photo de Víctor Peña pour El Faro

Pendant plus de trois heures après la fermeture des bureaux de vote, il n’y a pas eu de comptage préliminaire ni de diffusion de données de base. Vers 22 heures, le Tribunal a donné quelques données partielles, mais sans contexte : avec 22% des bureaux de vote traités, Bukele apparaissait avec 1 090 522 votes ; loin derrière lui, avec 93 846 votes, le candidat du FMLN, Manuel Flores, arrivait en deuxième place. Avec un registre électoral de 6,2 millions de personnes, les données fournies par le Tribunal semblaient incohérentes puisque si le nombre de votes correspondait à 22%, cela signifiait que pratiquement 100% des personnes avaient voté et l’avaient fait pour Bukele. Mais le Tribunal n’a pas divulgué de données sur les abstentions et il est peu probable que toutes les personnes inscrites sur les listes électorales aient voté, alors que normalement le pourcentage de votants est d’environ 50%. À l’heure où nous terminons cet article, nous ne disposons d’aucune information sur les votes valides, les abstentions, les votes nuls et aucune information préliminaire sur l’élection des députés.

En l’absence de résultats, Bukele est apparu au balcon du Palais national à 22 h 24, accompagné de son épouse. En contrebas, sur la place Gerardo Barrios, une foule attendait son discours. « Le peuple salvadorien a dit : nous voulons continuer sur la voie que nous avons empruntée... Le Salvador veut commercer avec tout le monde, le Salvador veut que les gens viennent nous rendre visite, nous voulons qu’ils viennent, qu’ils nous rendent visite, qu’ils fassent connaissance avec nous. Mais nous ne serons pas leurs laquais. Nous avons déjà essayé leurs recettes pendant 50 ans », a-t-il déclaré.

Jamais dans l’histoire récente du pays, il n’y a eu une telle pénurie d’informations sur le décompte préliminaire des voix. À partir de 22 h 22, le portail d’information du Tribunal n’a plus été mis à jour. Peu avant minuit, le site officiel présentait un message d’erreur et n’affichait aucune information.

Des électeurs cherchent leur nom sur les listes électorales avant de voter au complexe éducatif Pedro Félix Cantor, dans la municipalité d’Izalco (département de Sonsonate), ce 4 février 2024
Photo de Víctor Peña pour El Faro

Face à cette situation, des experts en matière électorale ont posé des questions sur les réseaux sociaux. Ruth López, ancienne conseillère du Tribunal et titulaire d’un master en droit électoral, a demandé sur son compte X : « Est-ce que 100 % des électeurs ont voté ? » Vers minuit, elle a résumé dans un autre tweet une grande partie de la situation que de nombreux observateurs du processus décrivaient sur leurs réseaux : « À l’heure qu’il est, les bureaux de vote ne peuvent pas transmettre d’informations. Ils n’ont pas accès au système. Le système est très lent. Aucun papier spécial n’est arrivé pour imprimer. Procès-verbaux à la main. Pas d’internet. Il y a des bulletins en double dans le système ».

Vers minuit, El Faro a reçu des rapports de différentes sources au sein des bureaux de vote, et d’autres ont été rendus publics dans des vidéos téléversées sur les réseaux sociaux. Les informations coïncidaient : le système était défaillant, il multipliait les bulletins de vote. Certaines de ces sources ont déclaré que le Tribunal leur avait demandé de reprendre le comptage à zéro avec un nouveau processus de dépannage.

Dans les bureaux de vote de la capitale, au moins dans les cinq bureaux visités par El Faro, on estimait le taux de participation à 42%. L’avance de Bukele sur les autres candidats était nette.

Un observateur électoral de Nouvelles Idées garde les votes pour son parti pendant le dépouillement du bureau de vote du centre scolaire Walter Deninger à Antiguo Cuscatlán, La Libertad, le 4 février 2024
Photo de Víctor Peña pour El Faro

L’inefficacité du Tribunal a fait pâlir les autres irrégularités de la journée et celles qui étaient dénoncées depuis des semaines. Des partis comme le FMLN et Arena ont insisté sur le fait qu’ils n’avaient pas reçu le remboursement des frais politiques de 2021 et ne pouvaient donc pas faire campagne. Bukele et ses alliés ont ignoré le règlement électoral et distribué de la nourriture offerte par la Chine. Ils ont également inauguré des réalisations telles que la Bibliothèque publique au centre de la capitale, dans laquelle la Chine a investi 54 millions de dollars.

Bien que le code électoral interdise la propagande durant les trois derniers jours avant l’élection, la télévision et la radio ont été saturées de publicités gouvernementales payées avec de l’argent public tout au long de la journée électorale. L’une d’entre elles a été constamment répétée, appelant à maintenir le cap du pays et à empêcher que d’autres politiques libèrent les membres de pandillas emprisonnés. La campagne du gouvernement en faveur de Bukele, qui n’a jamais quitté ses fonctions pour faire campagne, était basée sur un argument falacieux : que la seule façon de maintenir les membres des pandillas en prison était de réélire le président et de lui donner une majorité législative.

Le processus électoral a également été marqué par des attaques contre des journalistes nationaux et internationaux.

L’Association des journalistes du Salvador (APES) a enregistré 164 attaques contre des journalistes depuis le 5 janvier, dont la grande majorité a été documentée durant la journée de dimanche. 66% des attaques étaient des cas de restriction de l’exercice du journalisme et près d’un quart étaient des déclarations stigmatisantes formulées par des fonctionnaires, y compris par le président Bukele lui-même. La plus grave, cependant, a été celle où, pendant une partie de l’après-midi, des policiers ont empêché les journalistes d’assurer une couverture des bureaux de vote.

Nouvelles Idées est le seul parti à avoir maintenu une présence et une propagande massives dans de nombreux bureaux de vote du pays
Photo de Víctor Peña pour El Faro

Andrés Caballero, commissaire présidentiel aux droits humains et à la liberté d’expression, a accusé les journalistes de manipuler les statistiques des agressions dont ils ont été victimes. « Exclusion, cyber-harcèlement, barrières légales... on dirait une série Netflix », a-t-il écrit dans un post sur X lundi à 7 h 46.

Quelques minutes plus tard, le vice-président Félix Ulloa a attaqué plusieurs médias sur le réseau social X : « Nous allons aux élections avec une opposition hors-jeu, avec des médias factieux », a déclaré M. Ulloa, énumérant différents médias nationaux et internationaux, dont El Faro. « Ils seront tous incapables de reconnaître la volonté souveraine et majoritaire et continueront à parler de dictature », a-t-il ajouté. Quelques minutes plus tard, M. Ulloa a supprimé le message.

À 15 h 30, M. Bukele a fait irruption dans la journée électorale par une conférence de presse transmise en direct. Durant la conférence, il a répondu à huit questions de la presse internationale et aucune question des journalistes salvadoriens n’a été autorisée. À la fin de la conférence, des journalistes locaux ont été photographiés par l’équipe de presse du Palais présidentiel alors qu’ils tentaient d’obtenir une réponse de Bukele à quelques-unes de leurs questions.

Le consortium d’organisations qui ont surveillé le processus électoral, Observa 2024, a décrit cette activité comme une violation du code électoral, en particulier de l’article 175 qui interdit de faire campagne le jour du vote. Le consortium a constaté que dans un tiers des 80 bureaux de vote observés, il y avait de la propagande partisane.

Lorsqu’un journaliste d’Univisión lui a demandé s’il soutiendrait la modification de la Constitution pour y inclure la réélection sans limite de mandats du président, Bukele a répondu qu’il ne pensait pas qu’il était nécessaire de modifier la Carta Magna avant de le blâmer : « Tous les reportages d’Univisión sont négatifs... Pour qui travaillez-vous ? » Il a assuré que « 100% des Latinos » aux États-Unis le soutenaient. La veille, le vice-président Félix Ulloa avait déclaré au même journaliste d’Univisión que M. Bukele n’excluait pas de briguer un troisième mandat en 2029. « En politique, tout est possible », a-t-il déclaré.

Un journaliste du quotidien espagnol El País, d’Espagne, a demandé à M. Bukele s’il approuvait d’autres déclarations de M. Ulloa au New York Times, comme lorsqu’il a déclaré : « Nous ne démantelons pas (la démocratie), nous l’éliminons, nous la remplaçons par quelque chose de nouveau ».

Bukele a répondu : « Je ne crois pas le New York Times » et a ensuite donné sa version : « Le Salvador n’a jamais eu de démocratie. C’est la première fois que nous avons une démocratie… Les membres des pandillas ont été entraînés et formés avec de l’argent public pour leur apprendre à tirer dans la tête et le cœur des gens… C’est cela que vous appelez la démocratie », a-t-il déclaré au journaliste espagnol.

Comme en 2019, Nayib Bukele a fait irruption dans la journée électorale par une conférence de presse diffusée sur la chaîne publique. Il a demandé aux gens d’aller voter pour défendre ce qu’il considérait comme des succès de son administration, avant de s’en prendre à la presse
Photo de Carlos Barrera pour El Faro

Dans plusieurs bureaux de vote aux États-Unis et au Mexique, des électeurs se sont plaints que le personnel chargé de superviser les opérations de vote portait une identification du parti officiel, Nouvelles Idées.

Le samedi 2 février, Focos TV a révélé un enregistrement audio de trois heures d’une réunion entre la commissaire présidentielle Carolina Recinos et des chefs de bureaux de vote aux États-Unis, au cours de laquelle ils discutent de la stratégie à adopter le jour du scrutin et elle donne des instructions pour travailler pour Nouvelles Idées : « C’est un luxe d’être avec tant de chefs de bureaux de vote qui, même s’il est vrai que c’est le Tribunal qui les a embauchés, sont des nôtres, des gens engagés ».

La journée s’est terminée avec une place Gerardo Barrios remplie de partisans de Bukele. Celui-ci s’est exprimé du balcon du Palais national alors même que le Tribunal n’avait encore fourni aucune information sur l’élection des députés et avait seulement annoncé 22% de résultats présidentiels inexplicables.

Fidèle à son ignorance des Accords de paix de 1992, Bukele les a de nouveau attaqués : « Ici, nous n’étions pas en paix, nous vivions en guerre, plus que ce que nous avons saigné pendant la guerre ». C’était le préambule pour justifier le régime d’exception en vigueur depuis mars 2022 et se prévaloir du démantèlement des pandillas.

« Je vous le demande : aurions-nous pu gagner la guerre contre les pandillas avec le procureur de l’ARENA. Aurions-nous pu gagner la guerre contre les pandillas avec la Chambre constitutionnelle précédente ? Aurions-nous pu gagner la guerre contre les pandillas sans approuver le Plan Contrôle territorial ? Aurions-nous pu gagner la guerre contre les pandillas sans le régime d’exception qui a été renouvelé 24 fois ? », a demandé Bukele devant une foule qui a répondu à chaque fois par un « non » retentissant. Bien entendu, Bukele n’a pas mentionné que l’ex-procureur révoqué par son Assemblée législative avait créé un groupe spécial pour enquêter sur sa corruption et ses pactes avec les pandillas, ni que le Plan Contrôle territorial est une stratégie qui n’a jamais été appliquée et qui a servi à justifier dans le discours officiel une réduction des homicides due au pacte du gouvernement avec les organisations criminelles.

Il n’a pas manqué l’occasion de s’en prendre à nouveau aux journalistes : « Je demande à ces journalistes : pourquoi voulez-vous qu’ils nous tuent ? Pourquoi voulez-vous voir le sang des Salvadoriens ? Pourquoi devrions-nous mourir, nous et nos enfants, pour que vous soyez satisfaits de ce que nous respectons votre fausse démocratie, que vous ne respectez pas vous-mêmes dans vos propres pays ? »

Les partisans de Bukele attendent que le président prononce son discours du haut du Palais national, dans le centre de la capitale, le 4 février 2024
Photo de Carlos Barrera pour El Faro

« Vous avez vu, grâce à Dieu et à ce peuple noble et uni, comment le Salvador est passé du statut de pays le plus dangereux à celui de pays le plus sûr. Maintenant, au cours des cinq prochaines années, vous allez voir ce que nous allons voir », a déclaré M. Bukele peu avant de conclure son discours. La foule a répondu par des acclamations et, peu après, le ciel s’est illuminé d’un feu d’artifice tandis que M. Bukele et sa femme saluaient la foule qui célébrait les résultats non officiels.

À cette heure-là, M. Bukele avait déjà reçu sur les réseaux sociaux des félicitations et la reconnaissance de son triomphe électoral de la part de la présidente du Honduras, Xiomara Castro, et du nouveau président du Guatemala, Bernardo Arévalo.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3689.
 Traduction d’Angela Berrocq pour Dial.
 Source (espagnol) : El Faro, 5 février 2024.

En cas de reproduction, mentionner au moins les auteurs, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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