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DIAL 3704

ARGENTINE - « Nous voulons savoir ce qui s’est passé et cela fait partie de ce futur qui est présent » : La lutte éternelle de Nora Cortiñas

Alejandro Ruiz

vendredi 28 juin 2024, mis en ligne par Dial

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

Nora Cortiñas, cofondatrice des mères de la place de Mai, est décédée à Buenos Aires le 30 mai 2024 à l’âge de 94 ans. Ce texte du journaliste mexicain indépendant Alejandro Ruiz lui rend hommage. Article publié sur le site Pie de página (Mexique) le 1er juin 2024.


Le 30 mai 2024, à l’âge de 94 ans, Nora Cortiñas est décédée en Argentine. Nora était la cofondatrice des mères de la place de Mai et son combat pour la mémoire et la justice a dépassé les frontières, ainsi que l’espoir qui a éclairé les peuples du monde.

Photo : Ainara Lizarribar

Le 15 avril 1977 en Argentine, la dictature de Rafael Videla (1976-1983) a séquestré et fait disparaître Carlos Gustavo. L’armée et la police ont fait disparaître avec lui trente mille personnes. Mais leurs mères n’ont jamais cessé de les rechercher.

Carlos Gustavo est le fils de Nora Cortiñas, « Norita » comme l’ont appelé des milliers de gens dans le monde, quand, un fichu blanc sur la tête, elle a commencé aux côtés d’autres mères, sur la place de Mai, en Argentine, à réclamer le retour de son fils.

Le temps a passé et le combat de Norita et des autres mères de la place de Mai ne consistait plus désormais seulement à chercher à retrouver les disparus mais aussi à ne pas laisser s’effacer leur mémoire avec les années qui passaient.

À 94 ans, dans un hôpital de Morón, en Argentine, Norita a quitté ce monde, mais son héritage survit sur un continent qui ne cesse de crier pour les blessures du passé qui, à certains endroits, semble resurgir.

Ce texte est un hommage à sa personne.

Nous étions comme invisibles

Dans un entretien réalisé par la Bibliothèque nationale d’Argentine en 2012, Nora revenait sur le chemin parcouru pour ne pas oublier, pour poursuivre la lutte.

Nora, en parlant de la fondation des mères de la place de Mai, racontait :

« Nous étions comme invisibles, personne ne s’approchait de nous pour demander ce que nous faisions là car je crois que c’est ce qui produit le terrorisme d’État, cette peur de savoir ce que nous faisions là. Parfois je repense à comment s’écoulaient les années et les gens continuaient à passer sans s’arrêter. Puis les choses ont changé. Maintenant, les gens viennent juste pour nous voir, touristes ou non, viennent parfois des gens qui habitent dans la province et se rendent dans la capitale pour des démarches administratives : la première chose qu’ils font c’est de se rendre le jeudi sur la place de Mai et nous dire d’où ils viennent, parfois avec leurs enfants, pour marcher un petit moment à nos côtés. »

Quand Nora et ses camarades ont décidé de s’installer en face du Palais du gouvernement pour exiger la restitution de leurs enfants elles n’ont jamais imaginé l’impact que leur lutte aurait dans le monde entier.

Au départ, raconte Nora, la démarche était viscérale et spontanée, « cela n’avait pas du tout été préparé. Chaque mère arrivait quand son fils ou sa fille avait été enlevé, ou pire, il y a eu des cas où on leur avait enlevé deux ou trois gamins… Cela circulait par le bouche- à-oreille. Je me souviens d’une mère, Elida Galleti, aujourd’hui décédée, qui, un jour, s’est approchée alors que nous étions réunies ici. Elle est d’abord restée assise sur un banc et nous regardait marcher puis elle s’est approchée lentement et nous nous sommes regardées. Je lui ai dit, “c’est pareil, il t’arrive la même chose qu’à nous”, “oui, on m’a enlevé ma fille”, et elle s’est jointe à la marche. »

Sa lutte a cependant suscité une vaste mobilisation en Argentine en faveur de la défense des droits humains. De fait, après les crimes commis par la dictature, s’est créée une Assemblée permanente en faveur des droits humains. Cette assemblée s’est rapidement jointe aux mères de la place de Mai.

« On voyait déjà tout ce que faisaient les militaires et les civils qui piétinaient les droits du peuple. Plus tard, un beau jour, nous nous sommes regardées et nous nous sommes demandé, pourquoi ? Et nous nous sommes mises à analyser que c’était pour mettre sur pied cette politique économique fortement néolibérale. Nous ne comprenions pas grand-chose à la politique, nous, la plupart des mères, nous étions maîtresses de maison, chacune avec ses tâches elles aussi invisibles ».

Cette dictature, comme toutes les autres qui se sont imposées sur le continent, a bénéficié du soutien du gouvernement des États-Unis. Et maintenant, des décennies plus tard, il semble qu’elle revienne avec un autre nom, d’autres phantasmes, mais avec la même idée : nier qu’un autre monde est possible et livrer au grand capital les richesses d’un pays, au détriment de ses habitants.

Nous, les mères, nous étions nombreuses

Après le coup d’État contre le gouvernement de Salvador Allende, les Chicago Boys de Milton Friedman ont imposé progressivement le libéralisme comme la politique de développement en Amérique latine. Ils l’ont fait par le biais de dictatures mettant en pratique les méthodes de torture et de répression que l’Agence centrale d’intelligence enseignait à l’École des Amériques.

Ils l’ont fait aussi dans des supposées démocraties soumises aux intérêts de l’impérialisme. Ils ont déclaré la guerre au peuple et ensuite, à la mémoire.

Norita en avait bien conscience et en a parlé dans son entretien de 2012 :

« Avec le temps, nous avons commencé à voir qu’en plus nous n’étions pas seules, nous étions avec les mères du Chili, du Pérou, de la Bolivie, de l’Uruguay, du Brésil et ce n’était pas un processus qui se produisait seulement en Argentine ».

Cette solidarité, raconte-t-elle, conduirait à la formation de ce qui a été la Fédération latino-américaine des associations de familles de détenus-disparus (FEDEFAM). La fédération a présenté les cas des enfants d’Amérique latine devant les Nations unies, l’Organisation des États américains et dans le monde entier. Mais personne ne les écoutait.

« Nous n’avons pas de date précise pour chacune de nos actions passées. Ce que nous savons c’est que, quand nous nous rendions aux Nations unies ou à l’OEA, ou à une de ces assemblées importantes, il était difficile de nous faire entendre jusqu’à ce que, plus tard, nous ayons été acceptées et qu’on nous octroie un espace pour formuler nos accusations. Il y avait aussi des juges qui conservaient l’habeas corpus dans leurs tiroirs, lourdement encombrés de plaintes et de réclamations. Beaucoup ont été complices alors, la justice a été largement complice. L’Église a été partie prenante de ce qui a été le terrorisme d’État ; à l’exception de quatre ou cinq évêques, la hiérarchie en fut partie prenante ».

Pourquoi ? Se sont demandé Nora et les autres mères de la place de Mai. Quels réseaux de complicité se sont tissés au sein des élites pour faire disparaître les disparus, pour refuser que justice soit faite. Nora a été catégorique :

« Il y a des choses dont nous nous sommes rendu compte au fil du chemin, à un moment où nous, les mères, nous étions nombreuses nous nous regardions dans les yeux et nous nous demandions “Pourquoi ont-ils enlevé nos fils, nos filles ?” et nous avons commencé à comprendre qu’on les avait enlevés car c’était des militants, des militants qui voulaient changer le système, qui voulaient un pays pour tous et toutes, qui voulaient une autre société. »

« La disparition forcée est le crime suprême »

L’accolade des mères de la place de Mai s’est répandue dans toute l’Argentine, dans tout le continent, dans le monde entier.

Chaque fois qu’une personne disparaissait, que l’armée, la police, des paramilitaires ou des civils enlevait à quelqu’un un fils, une fille, les mères apportaient leur soutien. Nora en est un exemple.

Au Mexique, par exemple, l’accolade solidaire de Nora a rejoint les luttes du comité Eureka, de Rosario Ibarra de Piedra, qui a recherché inlassablement les enfants des mères victimes de la guerre sale.

Récemment encore, l’accolade solidaire de Nora est parvenue aux pères et mères des 43 étudiants de l’école normale d’Ayotzinapa que l’armée mexicaine a fait disparaître le 26 septembre 2014 [1].

En octobre 2016, quelques mois après la disparition forcée des étudiants, Norita a été une des premières à condamner ces disparitions. Ce jour-là, d’Argentine, elle a déclaré :

« Il faut les retrouver vivants et nous devons aussi lutter pour toutes les victimes qu’il y a au Mexique ces dernières années, pour que se termine cette persécution du peuple. Nous vous offrons toute notre solidarité et tout notre soutien pour ce que vous jugerez bon. »

Dans un pays qui compte plus de 110 000 personnes disparues, les mots de Norita étaient importants. Sa connaissance profonde des causes des disparitions lui donnait la force d’affirmer, devant des millions de personnes, une évidence : « La disparition par enlèvement est le crime suprême ».

Pourquoi ? Parce que non seulement ce sont les militaires ou les forces de l’ordre qui les commettent mais aussi toute la structure de l’État qui les couvre. C’est un crime d’État.

Revenons à son entretien de 2012 et à ses mots, bien qu’ils semblent être prononcés au Mexique, où l’armée interdit l’accès à la vérité, ils parlent en réalité de l’Argentine :

« Une des principales raisons qui nous poussent à continuer avec plus de force chaque jour, c’est l’ouverture des archives. Nous croyons que c’est un droit inaliénable qu’elles soient ouvertes pour que nous sachions ce qui est advenu de tous et chacun des détenus disparus, c’est notre droit et nous voulons l’exercer en permanence. À la télévision le plus grand génocidaire de l’Argentine, Videla, dont la seule vue me répugne, a dit dans un reportage qu’il y avait des archives, que toutes n’y étaient pas, qu’elles étaient en désordre, mais qu’elles existaient. »

Peu après, Norita, avec sa voix de grand-mère, de mère, qui vous étreint, remercie :

« Mon mari est mort, j’ai un autre fils, des belles filles, des petits-enfants et arrière-petits-enfants ; j’ai des amis aussi, les filles et fils adoptifs qui nous ont accompagnées et qui chaque jour nous donnent de la force. Mais ce n’est pas suffisant, nous voulons savoir ce qui s’est passé et cela fait partie de ce futur qui est présent ».

Et, en guise de message pour le présent, Norita conclut en toute franchise :

« Notre avenir est incertain, nous ne savons pas combien de temps nous allons vivre mais nous avons à nos côtés un peuple magnifique qui nous accompagne et l’a montré ce 24 mars 2012 [2], quand des milliers, des milliers et des milliers de personnes sont descendues dans la rue, en différentes manifestations, peu importe que ce soit celle-ci ou une autre, tout le monde était dans la rue, avec de tout petits bébés, avec leurs poussettes, avec des personnes âgées, toutes sont descendues dans la rue pour rejeter la dictature, pour que Jamais plus, et pour qu’advienne le pays que voulaient nos fils et nos filles, avec une justice sociale. Nous en sommes loin, nous avons beaucoup obtenu de choses, mais nous en sommes loin et cela fait partie de notre lutte de continuer le combat pour avoir ce pays dont ils ont rêvé et dont nous rêvons, nous, comme vous qui nous accompagnaient.

Et, sans attendre, elle a exprimé son souhait, celui de beaucoup de femmes et d’hommes d’hier et d’aujourd’hui : « Un autre monde est possible et c’est un monde pour toutes et tous ».


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3704.
 Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
 Source (espagnol) : Pie de página (Mexique), 1er juin 2024.

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[2Le 24 mars est la date anniversaire du coup d’État de 1976 en Argentine – note DIAL.

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