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DIAL 3726
COLOMBIE - Le centre de semences autochtones qui freine la déforestation et restaure l’Amazonie
Astrid Arellano
vendredi 20 décembre 2024, mis en ligne par
Toutes les versions de cet article : [Español] [français]
DIAL a régulièrement publié des articles sur l’enjeu que représentent les semences autochtones [1]. Cette fois-ci, les semences autochtones dont il est question sont des graines d’arbres utilisées pour lutte contre la déforestation en organisant la « reforestation »… Cet article d’Astrid Arellano est paru sur le site de Mongabay le 13 octobre 2024 [2].
En cinq ans, l’organisation Amazonía Emprende [l’Amazonie entreprend] est parvenue à restaurer les terrains d’une grande ferme déforestés par la pratique de l’élevage dans le département du Caquetá, en Colombie. Sur ce site, elle a ouvert une école, un centre de semences autochtones et une pépinière dans le but de partager ses connaissances sur la restauration des écosystèmes.
Son système de sauvetage des semences et de reproduction de plants d’arbres autochtones s’est avéré reproductible et l’organisation accompagne désormais dans ce processus des familles désirant protéger la forêt qui reçoivent des revenus incitatifs pour collecter des semences et construire des pépinières communautaires.
Une équipe formée d’un botaniste, du propriétaire d’une ferme, d’un identificateur des espèces d’arbre, d’un grimpeur et d’une ingénieure forestière, se fraie un chemin dans l’Amazonie colombienne. Ils parcourent la forêt à pied, se tournant d’abord vers le ciel avant de traquer des petits trésors éparpillés sur le sol. « Nous cherchons des arbres à graines » explique Yohana Montenegro. « Il faut qu’ils soient grands, sains, vigoureux et avec une frondaison abondante », précise l’ingénieure forestière. Ces caractéristiques sont essentielles pour prendre une décision concernant les graines qui seront collectées pour les apporter à la pépinière ou celles qui resteront dans la forêt pour nourrir la faune et la terre, suivant leur cycle naturel.
« Il peut arriver que, sur quelque 40 hectares de forêt – presque tous impactés par l’élevage extensif – nous ne trouvions qu’entre 50 et 100 arbres qui répondent vraiment à ces caractéristiques. Cela implique d’être trois ou quatre jours sur le terrain », précise Montenegro, sur la recherche d’arbres autochtones, nombre d’entre eux ayant un haut niveau de vulnérabilité, menacés ou en danger d’extinction.
À Florencia, dans le Caquetá, un des six départements amazoniens de la Colombie, Montenegro est membre d’Amazonía Emprende, un projet qui, depuis 2019, cherche des solutions pour lutter contre la déforestation. Selon la plateforme Global Forest Watch [3] entre 2001 et 2023, le Caquetá a perdu 791 000 hectares de son couvert forestier, ce qui équivaut à une perte de 9,8% de ses forêts.
Tout a commencé avec l’achat d’une ferme de 30 hectares à Florencia. « La déforestation est amplement documentée et reste une question en attente de solution. Nous avons décidé de commencer à raconter une histoire différente en faisant l’achat d’un terrain déforesté qui est aujourd’hui notre siège », explique Julio Andrés Rozo, responsable des stratégies et cofondateur d’Amazonía Emprende, avec Julie Hernández. Bizarrement ce ne sont pas des écologistes, des biologistes ou des ingénieurs forestiers mais des entrepreneurs ayant fait des études en sciences économiques et sociales qui ont consacré ces cinq dernières années à sauver la forêt.
Avec la collaboration d’experts de la nature, de bénévoles, d’étudiants et d’entreprises privées, ils sont parvenus à restaurer 13 hectares qui étaient une zone de pacage dans cette ferme – en semant plus de 13 000 arbres autochtones de 60 espèces différentes. Ils ont en outre enrichi 17 hectares supplémentaires de forêt avec des espèces autochtones de grande taille. Cet espace est aujourd’hui considéré comme un grand laboratoire qu’ils ont appelé « École forêt ». C’est là que se partagent les connaissances et qu’on se forme collectivement – en particulier avec des communautés de paysans, d’Indiens et d’éleveurs – sur la restauration des écosystèmes, la gestion des sols, les espèces autochtones, la création de pépinières, la biodiversité et la capture du carbone.
« Notre objectif, de 2019 à 2022, a été de raconter qu’il est possible de restaurer un domaine déforesté par l’élevage extensif. En cinq ans nous sommes parvenus à avancer dans la restauration de ces 30 hectares mais le plus important a été de collecter les apprentissages qui sont devenus une méthodologie pour partager nos erreurs et nos réussites avec des leaders du secteur communautaire, privé, académique et public au niveau national », explique Rozo.
À ce processus s’est ajoutée la création d’un Centre de semences autochtones, conçu pour fournir aux processus de restauration du matériel végétal de haute qualité, c’est-à-dire, les meilleures semences, les plus viables, qui seront rendues à la forêt converties en petits arbres.
Pépinières reproductibles
La pépinière principale du projet est simplement comme n’importe quelle autre. Elle ne prétend pas être extrêmement technique mais simple et dotée des outils élémentaires pour être un modèle facile à reproduire par les communautés paysannes, indiennes et d’éleveurs qui viennent se former à l’École forêt.
« L’important c’est la magie, tout ce qui se passe derrière », dit Julio Andrés Rozo. « D’où viennent les semences ? Comment se propagent-elles ? Comment germent les plants ? C’est là que réside la valeur du Centre de semences autochtones », affirme-t-il. Ce qui s’y passe est le fruit d’une expérimentation minutieuse basée sur la connaissance scientifique et la connaissance empirique, qui se conjuguent pour rendre possible les processus de restauration de la biodiversité.
En fonction de l’espèce de l’arbre, on détermine ses besoins et des protocoles pour obtenir la germination et augmenter la survie des plants sur chaque hectare restauré. Faudra-t-il arroser à l’eau chaude ou à l’eau froide ? Ou peut-être faut-il inciser la peau de la semence ? La faire tremper d’abord ? Pendant combien de temps ?
La première étape pour obtenir la viabilité de ces semences est de garantir leur traçabilité, c’est-à-dire d’en connaître exactement l’origine. Grâce au système de surveillance on sait que celles-ci proviennent d’arbres sains et d’une grande diversité d’espèces et d’individus. On ne collecte qu’entre 20% et 40% des semences que produit chaque arbre, celles qui restent sont laissées sur le site d’origine. Cela a été obtenu grâce à un réseau d’arbres à semences, en cours de construction actuellement, qui dispose d’une collection d’environ 70 espèces. Ce projet est développé en collaboration avec la Corporation pour le développement durable du Sud de l’Amazonie (Corpoamazonía), l’autorité environnementale locale qui supervise le processus de création de protocoles de surveillance, d’utilisation et d’exploitation des espèces forestières autochtones, comme aussi avec les communautés paysannes et indiennes car les semences sont collectées sur divers terrains, propriétés de familles qui sont également propriétaires des arbres.
« Depuis 2019, nous avons formé plus de 1000 personnes dont 60% sont des habitants de la communauté amazonienne et les autres des acteurs tels que des entreprises, des universitaires et des entrepreneurs de Colombie et d’autres pays », raconte Rozo. Les communautés de paysans et d’éleveurs qui ont participé aux formations de l’École forêt viennent majoritairement des communes de San Vicente del Caguán, Florencia et Morelia mais aussi des communautés paysannes qui font partie des Noyaux de développement forestier, un programme proposé par le ministère de l’environnement et du développement durable et le Fonds national environnemental (FONAM), pour lutter contre la déforestation. C’est-à-dire qu’il s’agit de sites qui étaient avant des lieux actifs de déforestation et sont devenus des sites qui offrent aux communautés l’usage et l’accès aux ressources dans le cadre de processus ayant pour objectifs l’inclusion sociale, le dynamisme économique et la protection de la biodiversité.
« Nous nous employons à chercher des arbres à semences sur tout le piémont amazonien et jusqu’à la plaine de l’Amazonie. Après avoir discuté avec leurs leaders, nous pénétrons sur les territoires, parlons avec les communautés et leur expliquons les aspects techniques des arbres à semences. Si elles décident de faire partie du réseau, nous mettons en place tout le protocole de surveillance, la traçabilité de l’information et la collecte et l’achat des semences », explique Yohana Montenegro.
Cette partie du processus a été fondamentale car les familles commencent déjà à obtenir des revenus pour la vente de leur récolte de semences – grâce à des projets de financements privés et publics – ce qui a contribué à modifier leur perception de l’importance de préserver ces exemplaires. Ils ont commencé à les protéger et à éviter la progression du déboisement.
« Aujourd’hui une famille ne voit plus les arbres à semences comme une nuisance ou la zone où ils se trouvent comme un pacage potentiel pour le bétail. Elle la voit désormais comme une zone de conservation, et c’est là une réussite fabuleuse », se réjouit Rozo.
Pour ce faire, la collaboration étroite avec Corpoamazonía a été très importante. « C’est en fait un pari de Corpoamazonía qui veut construire une politique publique et des règles du jeu claires pour que, demain, davantage d’usagers et d’habitants de la forêt puissent en profiter, utiliser les semences et en tirer une source de revenus », ajoute Rozo.
De son côté, Amazonía Emprende a commencé, comme étape suivante, à tisser un réseau de pépinières communautaires. Une fois que les leaders paysans, indiens et éleveurs qui viennent à l’École forêt acceptent de participer au projet, on lance les activités de surveillance et de collecte de semences qui aboutissent à la création de leur propre pépinière.
« Pour cela, notre travail durant la surveillance consiste à d’identifier les arbres sains pour que les pépinières communautaires soient un reflet de la diversité génétique, de la bonne santé, de la traçabilité et de l’information pour que la restauration soit intelligente, bien faite et avec le plus fort impact possible », affirme Rozo.
Le prochain objectif qu’on cherche à atteindre, avec le soutien de la Banque interaméricaine de développement et de son laboratoire, le BID Lab, ainsi qu’avec l’organisation non gouvernementale Acumen, est de recenser, contacter et sensibiliser les familles qui possèdent plus de 2 500 arbres à semence de 20 espèces autochtones importantes pour la restauration, dont certaines figurent sur la Liste rouge des espèces menacées de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).
« Notre pépinière a déjà obtenu la certification de l’Institut colombien agropastoral (ICA) et nous progressons aussi dans le renforcement de trois pépinières pour la production de matière végétale de qualité, avec l’idée qu’elles soient certifiés à la fin de l’année ; ces petites avancées contribuent à l’objectif général », explique Montenegro, et Rozo ajoute « L’objectif à long terme est de contribuer à la restauration de plus de 150 000 hectares d’ici l’année 2030, c’est-à-dire de générer de bonnes pratiques, des protocoles, des inventaires forestiers, des méthodes de collecte de semences, d’établir des contacts avec les communautés pour qu’elles puissent demander les autorisations à l’autorité environnementale, de soutenir les pépiniéristes et de susciter l’intérêt de ceux qui financent la restauration ».
Des abeilles pour restaurer
Dans le village de La Libertad, situé dans la zone rurale de la commune de Florencia, Wilder Mahecha a entrepris de prendre soin des abeilles pour protéger la forêt. Dans une ferme de 55 hectares de forêt primaire, cernée par les avancées de la déforestation due à la création de pacages pour le bétail, il a lancé avec son épouse un projet familial qu’il a appelé Cosechas de Mi Finca (« Récoltes de ma ferme »).
« Cette ferme date du processus de colonisation et elle conserve cette très grande réserve en l’état depuis plus de 100 ans. Elle est intacte et l’idée est de la conserver pour que les générations suivantes continuent à la préserver », explique Mahecha. « Entre ces deux individus — les abeilles et la forêt —, il y a symbiose. Les arbres produisent des fleurs, les abeilles les pollinisent et nous nous récoltons ces ressources transformées en miel, nous sommes donc trois bénéficiaires : la forêt, les abeilles et nous », considère-t-il.
Sur le terrain de cette ferme, avec la collaboration de Corpoamazonía et Amazonía Emprende, ont été identifiés en 2022 plus de 60 espèces d’arbres à bois.
« Ce sont des espèces dont le bois était, à l’époque de la colonisation, très convoité par les colons pour édifier leurs maisons, les ponts et bien d’autres choses. Ils étaient abattus et ils ont progressivement disparu », raconte Mahecha. « Les arbres que nous avons sont maintenant des arbres à semences qui sont protégés et l’idée est de retrouver ces espèces qui ont disparu : l’ahumado, l’achapo, le fono, l’arenillo, le costillo… [4]… la liste est longue », explique-t-il.
Maintenant, selon la saison, il consacre une partie de ses journées à surveiller les périodes de floraison et de formation des graines, à leur collecte pour les diffuser, à réaliser un inventaire et à transporter sa récolte vers l’École forêt, à une heure et demie de distance en voiture ou à moto.
À Florencia, Wilder Mahecha est devenu le porte-parole de la conservation en sensibilisant ses voisins aux avantages de la préservation de la forêt.
« Il ne s’agit plus seulement de penser qu’on va planter un arbre pour obtenir du bois mais aussi aux bénéfices que représentent l’oxygène ou le retour des espèces autochtones de la faune. C’est très intéressant. Nous qui travaillons avec Amazonía emprende avons décidé de parier sur l’environnement et la restauration et nous sommes convaincus du bien fondé de ce pari » affirme-t-il.
L’objectif à long terme
Le rêve des cofondateurs d’Amazonía Emprende est d’élaborer une méthodologie tellement solide — mais vraiment tellement solide, insiste Julio Andrés Rozo — qu’elle puisse servir de point de départ pour restaurer des forêts dans toute l’Amérique latine.
« Que la méthodologie du réseau des arbres à semences, l’information sur les semences, la génération de connaissances, servent pour qu’un usager de la forêt en Équateur, un usager de la forêt dans le nord de la Colombie ou un autre au Guatemala puisse avoir recours à la méthodologie du Centre des semences autochtones, qu’il utilise et bénéficie des semences dans le cadre d’un projet à impact positif. Ceci, plus qu’un rêve, c’est ce qui doit advenir », affirme Rozo. C’est notre objectif pour 2027.
« Nous devons être ce centre de consultation, de diffusion de matériel végétal et de sauvegarde de la biodiversité et des semences en Amérique latine. C’est notre objectif », reprend-il. « L’idée, répète-t-il, c’est que cela contribue non seulement à restaurer 150 000 hectares en Amazonie, mais à amplifier l’effort pour que, par effet d’écho, des millions d’hectares en Colombie et dans d’autres régions d’Amérique latine récupèrent leurs forêts ».
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3726.
– Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
– Source (espagnol) : Mongabay, 13 octobre 2024.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Voir DIAL 3378 « La défense des semences en Amérique latine : Perspectives et défis, 3379 « MEXIQUE - Semences autochtones et liberté des peuples, 3380 « VENEZUELA - L’Assemblée nationale chaviste a approuvé une Loi des semences anti-OGM et antibrevets avant le changement de majorité, 3451 « VENEZUELA - La souveraineté commence par les semences, 3549 « URUGUAY - Semences et agroécologie : Entre initiatives individuelles et politiques publiques, 3557 « COSTA RICA - Une loi pour la privatisation des semences, 3629 « VENEZUELA - « La pomme de terre est la culture de la résistance » : Entretien avec Liccia Romero et 3640 « BRÉSIL - « Semer les résistances » : La CPT organise des actions d’échanges de semences autochtones au Paraná.
[2] « Cette couverture journalistique participe au projet “Droits de l’Amazonie en perspective : protection des peuples et des forêts”, une série d’articles d’investigation sur l’état de la déforestation et des délits environnementaux en Colombie, financée par l’Initiative internationale du climat et de la forêt, de Norvège. Les décisions éditoriales sont prises de façon indépendante et non sur la base du soutien des donateurs » – note Mongabay.
[3] Global Forest Watch (GFW) est un système interactif en ligne de surveillance des forêts et d’alerte, conçu pour fournir aux populations du monde entier les informations dont elles ont besoin pour mieux gérer et conserver les zones forestières – NdlT.
[4] Le nom scientifique de l’ahumado est Minquartia guianensis, pour le fono, c’est Cariniana pyriforms, pour l’achapo, Cedreling cateniformis, pour l’arenillo, Erisma uncinatum et pour le costillo, Aspidosperma excelsum – NdlT.