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DIAL 2752
ARGENTINE - L’Argentine, un pays fracturé
Adolfo Pérez Esquivel
samedi 16 octobre 2004, mis en ligne par
En dépit de la politique menée par l’actuel président, l’Argentine reste un pays frappé de nombreux maux et profondément divisé. Les racines de cette situation sont anciennes. Adolfo Pérez Esquivel, prix Nobel de la paix, dans un texte en date du 5 juillet 2004, met à nu les différents aspects de l’Argentine d’aujourd’hui et appelle à une véritable mobilisation de la société pour sortir de la situation actuelle.
Comme le disait si bien Martin Fierro, [1] : « Que les frères restent unis ; c’est la première des lois. Qu’ils gardent tout le temps une véritable union entre eux, car s’ils se disputent, ceux du dehors viendront et les dévoreront. »
C’est là un enseignement oublié aujourd’hui par la majorité des Argentins. Ce n’est pas une situation nouvelle ; cela dure depuis bien des décennies ; je dirais même, plus ou moins, depuis toujours. La condition humaine est insondable et pleine de labyrinthes, de rencontres bonnes ou mauvaises et, bien des fois, aveuglée par la violence, elle ne peut trouver de solution et encore moins arriver à la lumière.
L’Argentine est un beau pays qui est en train de vivre une grande crise de son identité et de ses valeurs. Elle se détériore à cause de ses querelles internes et dans la répétition de ses erreurs. C’est une longue histoire qui n’est pas terminée et qui continue à s’écrire dans la douleur, la peur et l’oppression des plus pauvres par les puissants. Mais, d’un autre côté, surgit toujours la résistance du peuple pour récupérer des espaces de liberté et de démocratie confisqués par ceux qui détiennent le pouvoir et qui se sont emparés du pays.
L’Argentine, malgré ses grandes potentialités et toutes ses ressources naturelles et humaines, est devenue un pays dévasté et fracturé où vivent plus de 23 millions de personnes en situation de pauvreté, dont plus de 10 millions d’entre elles en-dessous du seuil de pauvreté [2], et où l’on peut constater l’augmentation constante de la mortalité infantile, de l’analphabétisme et de la désertion scolaire, mais aussi, la perte des valeurs éthiques et de la responsabilité sociale.
A ce tableau d’ensemble, il faut ajouter l’exode permanent des familles, des professionnels et des jeunes qui cherchent à émigrer pour trouver de nouveaux horizons de vie. Un compte rendu récent signale que 5 000 scientifiques argentins ont émigré vers d’autres pays. D’un autre côté, les capitaux continuent à sortir du pays sans aucun contrôle, et la détérioration générale de la situation s’approfondit tous les jours malgré les efforts du gouvernement pour l’empêcher.
Le problème est structurel et continue à s’aggraver par manque de stratégies et de politiques cohérentes. Cette situation ne peut trouver de solutions dans des palliatifs, il faut s’attaquer aux causes.
Depuis toujours, mais surtout depuis la dictature militaire et jusqu’à aujourd’hui, les sociétés transnationales se sont emparées des richesses du peuple. C’est Carlos Menem qui a été l’instrument et le complice de cette remise des entreprises de l’Etat et des ressources stratégiques du pays aux sociétés étrangères. Voici les plus importantes parmi bien d’autres : la compagnie d’aviation nationale Aerolineas Argentinas, la compagnie pétrolière argentine YPF, la société des téléphones de l’Etat, la compagnie des eaux argentines, les chemins de fer argentins et les parcs nationaux.
L’Argentine est un pays fracturé entre les mains de seigneurs féodaux qui gèrent les provinces à leur propre avantage et au gré des intérêts politiques et économiques des pouvoirs en place et des mafias qui manipulent à leur guise de grandes ressources financières et qui ne sont pas disposés à les perdre. Pour eux, le peuple n’est rien d’autre qu’une masse mouvante et sans destin, à qui il refuse l’octroi de ses droits les plus élémentaires comme la santé, l’éducation, la culture, un logement digne, et le droit à la liberté et à la démocratie. Pour eux, ils ne considèrent pas les gens du peuple comme des « citoyens ».
Les forces de sécurité sont infiltrées par des effectifs corrompus qui ont gardé les méthodes de la dictature militaire, comme l’usage de la torture et du chantage, pour leur enrichissement illicite. Il suffit pour s’en convaincre de se souvenir de la province de Santiago del Estero et du pouvoir des Juarez et de la province de San Luis avec les Rodriguez Saa où la répression systématique se déchaîne contre les réclamations qui montent de tous les secteurs de la population pour demander « un travail digne et le droit à la démocratie participative » et pour dire « non aux seigneurs provinciaux ».
La province de Salta et son gouverneur Romero ont décidé, dans une totale et absolue impunité, de vendre des réserves naturelles dans le département d’Anta pour planter du soja transgénique. De la même façon, il préfère apporter son soutien à des entreprises étrangères comme Seabord Corporation au détriment des communautés qui habitent sur les terres de la région d’Oran.
Nous pouvons aussi mentionner la province de Chubut et toute la Patagonie en ce qui concerne la vente indiscriminée de terres et de ressources naturelles à des entreprises étrangères. Benetton, par exemple, possède déjà plus de 90 000 hectares, mais cela ne lui suffit pas car il continue à en prendre aussi aux Mapuches, les Indiens de la région, pour agrandir ses domaines. Ces gouverneurs contrôlent toutes les ressources des provinces, les emplois municipaux comme provinciaux, tous les moyens de communication comme les radios, les télévisions et la presse écrite, et ils imposent le « vote captif ». Après tout cela, ils parlent de démocratie et s’éternisent au pouvoir.
Tout cela ne serait pas possible sans la complicité et la tolérance de nos législateurs et des juges, eux qui se disent représentants du peuple alors qu’en fait ils participent aussi au saccage du pays et prennent leur part des dépouilles et du butin en trahissant le peuple. A l’exception, bien sûr, de quelques-uns.
On cherche aussi à s’affronter aux secteurs sociaux pauvres et à les pénaliser. Une campagne médiatique dans la grande presse cherche à les rendre coupables de faits violents. Nous devrions nous demander quels sont ceux qui ont fait naître les piqueteros [3] qui barrent les routes ; pour quelles raisons ce mouvement social a-t-il surgi en réclamant des droits qui lui sont refusés par l’Etat et la société, comme le travail, la santé et l’éducation, droits que tous les citoyens devraient voir satisfaits alors qu’on les leur refuse.
Dans la province de Salta près de General Mosconi, l’entreprise espagnole Repsol a expulsé des travailleurs qui se sont transformés en piqueteros. Ils ont été violemment réprimés et le juge Abel Cornejo de Salta les a accusés de sédition. Il n’a tenu aucun compte du droit de ces travailleurs lésés et a, de cette façon, condamné toutes les manifestations sociales.
L’assassinat récent de Martin Cisneros, appelé « l’Oso » qui était directeur du restaurant populaire Los Pibes a provoqué la mobilisation et la réponse collective de tous les secteurs sociaux populaires qui ont réclamé que la vérité soit connue, que justice soit faite et que le droit au travail soit respecté. Tout cela s’est passé malgré les différences entre les divers groupes piqueteros qui participaient à cette manifestation.
Le gouvernement a la responsabilité de trouver des alternatives, en écoutant celles proposées par les secteurs sociaux, qui permettraient de surmonter la grave situation actuelle. Tout ceci afin d’éviter la fracture sociale du pays, et pour restaurer les bases sociales. Mais cela n’est possible que si le gouvernement instaure un dialogue de base et s’il affirme sa volonté de changement, au-delà des querelles internes qui le divisent pour garder le pouvoir politique.
En réalité, le gouvernement fait preuve de prudence et ne cherche pas à réprimer les manifestations sociales malgré les réclamations des secteurs sociaux de droite qui cherchent à imposer la mano dura, la main de fer. Leur porte-parole médiatique est aujourd’hui Mr Blumberg qui cherche même à pénaliser les enfants pauvres qu’il refuse de considérer comme des « citoyens » [4].
Il devient nécessaire de construire de nouveaux chemins et de trouver des alternatives pour surmonter la grave situation que vit le pays. Il ne faut pas se laisser entraîner par ceux qui cherchent à approfondir les fractures et à engendrer davantage de violence.
Il devient nécessaire de comprendre que personne ne peut résoudre tout seul ces problèmes. Nous devons rassembler les volontés et les efforts de la société tout entière pour pouvoir sortir de la situation actuelle.
Il nous faut trouver de véritables accords, non pas des accords qui divisent mais des accords qui rassemblent, pour se mettre en marche et atteindre des objectifs communs qui pourront surmonter les différences.
A tous ceux qui essayent d’engendrer la violence et de créer des divisions et qui sont en train de mettre à sac tout le pays, nous devons répondre avec tout le poids de la loi et dans l’unité du peuple.
Nous devons comprendre que les pouvoirs économiques et politiques peuvent faire « un coup d’Etat économique », sans avoir recours aux forces armées argentines. Ils l’ont déjà fait et ne doutent pas de pouvoir le refaire à nouveau s’ils sentent que leurs intérêts sont en péril. C’est pourquoi le peuple doit rester attentif devant les manœuvres de tous les groupes de pouvoir et devant les complicités des secteurs internes.
Rappelons-nous encore la sagesse de Martin Fierro :
« ...S’ILS SE DISPUTENT ENTRE EUX, LES GENS DU DEHORS VIENDRONT ET LES DEVORERONT... ».
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2752.
– Traduction Dial.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.
[1] Héros mythique de la littérature argentine.
[2] Sur 37 millions d’habitants.
[3] Chômeurs qui barrent les routes.
[4] Cf. Dial D 2731.