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DIAL 2643
ARGENTINE - Des initiatives citoyennes
Claude Faivre Duboz
vendredi 16 mai 2003, mis en ligne par
La gravité de la crise économique et le fait de voir « toujours les mêmes » briguer le pouvoir politique, y compris ceux qui ont largement prouvé leur peu de compétences et parfois leur corruption n’empêchent pas que des « initiatives citoyennes » voient le jour. C’est ce que nous montre, sur la base d’exemples précis, ce témoignage de Claude Faivre Duboz, prêtre français qui vit depuis de nombreuses années en Argentine. Il travaille actuellement dans le diocèse de Alto-Valle (Rio Negro) comme délégué de la pastorale sociale ainsi que dans les prisons.
Face au fiasco de la démocratie représentative, il est caractéristique que depuis un an – et bientôt deux - on travaille à construire un pouvoir citoyen, une démocratie participative. Seulement en ce qui nous concerne, nous avons participé à des séminaires-ateliers dont les titres sont significatifs : « Formation en vue du contrôle social de la gestion publique », « Systématisation de notre pratique dans la construction du pouvoir », organisés par des organisations non-gouvernementales, « La production de pouvoir à partir des organisations populaires » et, début février, le Séminaire de formation théologique (1 200 participants, chrétiens tout-venant) organisé depuis l’Eglise par des laïcs, sur le thème « Politique et pouvoir à partir de l’option pour les pauvres ».
Victoire des Mapuche contre une entreprise canadienne
Ce ne sont pas seulement de belles paroles. Il y a des illustrations bien concrètes de ce pouvoir. Par exemple, dans la province au sud de la nôtre, la province du Chubut, la population par un plébiscite a répondu par un « non » à 80 % à un projet d’exploitation d’une mine d’or à ciel ouvert par une entreprise canadienne, la Meridian Gold, qui avait obtenu l’accord du gouverneur de la province et aussi l’agrément de l’université. Les premiers à réagir à ce projet ont été les « peuples originaires » de l’endroit (Indiens Mapuches) qui, petit à petit, par des actions petites et multiples (coupures temporaires de routes avec distribution de feuillets explicatifs, assemblées, peu nombreuses au début, où ils expliquaient les tenants et les aboutissants du projet) ont fait prendre conscience à la population que les fins purement mercantiles de ce projet allaient ruiner le milieu ambiant de la population actuelle et aussi son futur : cassure du paysage qui fait l’originalité de cette zone des Andes, contamination de l’air et des eaux de surface et souterraines pour de très longues années du fait de l’usage du cyanure, etc. Le pouvoir citoyen, parti d’un petit noyau de cette partie de la population plutôt considérée de second plan par le reste, pour ne pas dire méprisée, a réussi par ses arguments et sa ténacité à faire plier le projet commun de l’argent et du pouvoir. J’ai eu l’occasion d’écouter la jeune Indienne qui était venue ici pour présenter cette question : elle a parlé une heure sans aucun papier, utilisant la langue espagnole avec une précision extraordinaire, sans se répéter et avec une admirable cohérence... une espèce de Jeanne d’Arc mapuche. Je crois que d’elle on aurait pu dire ce que, dans l’Évangile, les gens, marquant en cela la différence avec les pharisiens et les docteurs de la loi, disaient de Jésus : qu’il « parlait avec autorité », c’est-à-dire non pas depuis des textes, mais depuis sa propre conviction qui rejoignait l’attente profonde des gens.
Des ouvriers prennent le contrôle de leur entrerprise
Un autre exemple de ce pouvoir citoyen, c’est celui, répété maintenant près d’une centaine de fois dans le pays, de ces groupes d’ouvriers de nombreuses fabriques qui s’étaient retrouvés au chômage après que l’entreprise ait déclaré faillite et mis la clé sous la porte. Ces ouvriers ont décidé de sauver leur source de travail et de subsistance, ont bravé les décisions judiciaires et autres fortes pressions, et ensemble, avec l’appui de la population, ont remis en marche « leur » fabrique en relançant la production suspendue ou en adaptant la fabrique pour un produit nouveau qui répond à la nécessité du moment. C’est la guerre entre une certaine conception de la loi et le droit au travail et à la vie.
Par exemple, fin mars, nous sommes allés appuyer les ouvriers d’une moderne et très grande fabrique de carrelage dont le patron a déclaré faillite et s’est retiré il y a deux ans. Y travaillaient 300 ouvriers dont un bon nombre très qualifiés. Une soixantaine d’entre eux n’ont pas voulu abandonner l’usine, ils l’ont occupée, fortement persécutés directement et indirectement par les responsables de l’entreprise, mais aussi fortement soutenus par de nombreuses organisations non gouvernementales. Quelques comportements de ces groupes d’ouvriers organisés qui marquent très nettement le rejet des méthodes du projet néolibéral et la volonté de construire à tous les niveaux un monde humain : absolument tout se discute et se décide en assemblée ; ils ont remis l’usine en marche et, alors que c’est la mode partout de profiter des changements pour « dégraisser », ils ont décidé, eux, au contraire, d’engager une trentaine de nouveaux compagnons pour leur permettre d’accéder à un travail digne.
À travers leurs avocats, ils ont obtenu que les tribunaux déclarent que la situation a été de lock-out patronal, mais dernièrement les dirigeants, voyant que l’usine fonctionnait et que le produit se vendait mieux, en partie du fait du décrochage de l’équivalence peso-dollar, a voulu faire expulser les ouvriers par décision judiciaire et reprendre les rênes. Au service de qui est la loi ? Comme dit l’Évangile, l’homme est-il pour la loi ou la loi pour l’homme ? Autre détail, en son temps les responsables de cette fabrique ont toujours joué la carte du chantage pour obtenir des subventions et passe-droit (impôts insignifiants, eau, électricité et gaz subventionnés etc.) : maintenant ces choses-là n’existent plus pour le groupe des ouvriers et, cependant, ceux-ci sont satisfaits de la redistribution des profits entre eux, ils payent les dettes et se payent même le luxe de faire des donations de leur production à des hôpitaux, écoles, etc. : leur force c’est l’union, le compagnonnage et leur philosophie, c’est de travailler pour vivre et pour aider d’autres à vivre et non pour accumuler. Quand ils s’expriment à travers les médias on admire leur intelligence, leur bon sens et leur « humanité » . De plus, ce n’est pas toujours le même qui parle.
De même au travail : auparavant chacun d’eux était destiné à occuper toujours le même poste et maintenant ils changent... et ainsi comprennent et apprennent à connaître tout le processus de fabrication. C’est vraiment un plaisir de les écouter et de parler avec eux. Ces assemblées, coopératives, qui fonctionnent sur le mode de l’horizontalité, c’est-à-dire de l’égalité en dignité et en droits, se trouvent être des bouillons de culture de créativité et de transformation des personnes qui se sentent considérées, réalisées, qui font l’expérience concrète de ce qu’est en vérité une « chose publique », un Bien commun, non pour en tirer profit mais parce qu’ils voient ce qu’ils peuvent apporter à la construction de l’édifice, qui devient ainsi leur chose à eux aussi ; ces assemblées, coopératives et autres, exercent un pouvoir d’attraction sur les citoyens et ensemble il se crée un pouvoir... un commencement de démocratie participative, qui ne s’oppose pas à la démocratie représentative mais qui lui rappelle que c’est le peuple qui est à la source de son pouvoir, et qu’il doit en être tenu compte, non seulement les jours d’élection, mais aussi tous les jours et dans tous les domaines. Il y a du chemin à faire mais au moins, s’il y a déjà quelques réalisations concrètes, c’est que la chose est possible (…)
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2643.
– Traduction Dial.
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