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DIAL 2644
NICARAGUA - Vivre au Nicaragua : grands et petits problèmes de la vie quotidienne
Jean Loison
vendredi 16 mai 2003, mis en ligne par
Nous publions ci-dessous la quasi-totalité de la lettre circulaire que Jean Loison, prêtre français vivant depuis plus de trente ans au Nicaragua, adresse régulièrement à ses connaissances. Elle donne un aperçu de la vie au Nicaragua à partir des situations concrètes auxquelles l’auteur est mêlé. Jean Loison travaille dans une école d’infirmières en même temps qu’il est chargé de paroisse à Estelí. Sa lettre est datée du 20 mars, puis du 15 au 28 avril 2003.
La pression des Etats-Unis
L’ancien président nica, Arnoldo Alemán, qui a terminé son mandat fin 2001, après avoir volé comme jamais auparavant un président n’avait volé (fortune totale estimée à la suite de ses mandats : 250 millions de dollars, dont 100 millions provenant de l’argent blanchi), avait réussi à se faire élire président du Parlement, bénéficiant de l’immunité parlementaire, dont il avait grand besoin. Son successeur, Bolaños, ancien vice-président d’Alemán, a vu monter sa popularité en flèche en osant déclencher un processus qui a abouti à la levée de l’immunité parlementaire d’Alemán et à le chasser de son poste au Parlement pour, enfin, le faire mettre en garde à vue dans son propre domaine (une immense propriété campagnarde), pour la durée de son procès (très, très lent). Dans sa « prison », Alemán reçoit ses coreligionnaires, fête son anniversaire, appelle et se fait appeler ; et, sans trop de difficultés, dirige son parti et anticipe déjà les scénarios de la campagne présidentielle de 2005. Mais quand même, s’attaquer ainsi à la corruption du président sortant (et ex-compagnon de formule), c’était du jamais vu, non seulement au Nicaragua, mais en Amérique centrale. Ceci dit, très rapidement, on s’est aperçu que si les choses avançaient dans ce sens, c’était par la volonté des représentants locaux de l’administration nord-américaine. C’est vrai : sans les Etats-Unis, qui avaient besoin d’un exemple pour l’Amérique centrale, Alemán serait encore président du Parlement et continuerait ses méfaits. Et si le processus ne va pas plus loin que la prison de luxe, c’est que les Etats-Unis ne font plus pression : ils sont satisfaits ainsi.
C’est bien aussi ce qui s’est passé au début de l’année, quand le président, sous l’insolente pression des États-Unis et du FMI, a dû opposer son veto au projet du budget 2003 qu’il avait pourtant lui-même approuvé. Et donc pour obéir et diminuer les dépenses de l’État, ce sont comme d’habitude la santé, l’éducation, les routes, qui ont fait les frais, non les salaires exorbitants des hauts fonctionnaires (…)
Le néolibéralisme vu depuis la périphérie
La santé et l’éducation sont toujours les laissés-pour-compte chaque fois que l’on parle des fameux ajustements ou de la dette à payer. Voici quelques faits pour vous demander s’il est possible de faire encore moins en ce domaine :
Cette année, en février dernier, aussitôt faite la rentrée scolaire, le mi-nistère de l’éducation reconnaissait que 860 000 enfants (population totale nica : 5,2 millions) étaient absents de l’école primaire, 40 000 de plus qu’en 2002, tous pour difficultés économiques de la famille. En fait l’école publique n’est pas entièrement gratuite : il faut payer l’inscription, les examens, le carnet de notes, même les balais et les produits d’entretien, et pour ceux qui vont à l’école le soir : la lumière. L’un d’entre vous, avec ses petits moyens, soutient une école privée « conscientisée » qui s’est donné la tâche de chercher, dans les quartiers d’une petite ville voisine d’Estelí, les enfants qui par raison de pauvreté ne s’étaient pas inscrits. Plusieurs ados ont repris le chemin de l’école ! Pour référence : le Nicaragua investit 70 dollars par an et par étudiant (le Honduras 200 dollars et le Costa Rica 700 dollars).
À l’école d’infirmières/rs, les cours ont maintenant lieu du lundi au jeudi pour que les élèves puissent avoir une fin de semaine prolongée chez eux et dépensent moins pour leur alimentation.
Les élèves en pharmacologie ont de la difficulté à résoudre les petits problèmes mathématiques de la pratique hospitalière. Exemple : le médecin prescrit 280 000 U de pénicilline. Vous utilisez un flacon de 4 000 000 U que vous diluez dans 10 cc. Combien de cc mettez–vous dans votre seringue ? La directrice m’a demandé de donner 4 heures de calcul par semaine pour « rafraîchir » les connaissances de l’école primaire. Ce faisant, j’ai fait des découvertes (et la directrice également) : certains élèves écrivent 200 80 000 pour écrire 280 000. D’autres enlèvent un ou plusieurs zéros à 4 000 000.
Alors je fais des statistiques : 2 semaines après la rentrée scolaire en mars dernier, 85 % ne savaient pas faire une addition avec calculette (puisqu’il faut disposer les points avec les points etc.). Après 16 heures de classe de calcul (cinq semaines après la rentrée), le pourcentage s’est amélioré à 80 %. Mais quand on a passé l’âge sensible, c’est difficile de redresser.
Je leur ai dit en colère la vérité (devant une collègue qui assiste à mes classes) : « Vous n’y êtes pour rien dans ces résultats. C’est tout le système éducatif qu’il faut revoir. Pourquoi les instits vous ont laissés passer dans les classes supérieures quand vous étiez en CE2 ou CM1 et ainsi de suite jusqu’à cette première année d’école d’infimières/rs (niveau première année d’université) ? Et comme tout est pourri par le fric, je sais très bien qu’en janvier prochain, vous allez faire un cours d’été payant et… 4 heures de présence suffiront pour « apprendre » ce que vous ne savez pas encore malgré 12 h de classe. C’est de la prostitution. »
Ce n’était pas très gentil pour ma collègue qui a besoin de ces cours d’été, comme mes autres collègues, pour boucler leur budget, mais avec quels résultats pour les élèves ? Un ami médecin m’a consolé : « les cours d’été maintenant, c’est pareil en médecine ». Une autre collègue (licence en soins infirmiers, elle vient de s’inscrire pour un master) a excusé les élèves : « Pourquoi leur enseigner les additions puisque dans la pratique infirmière ce sont les règles de trois qui sont nécessaires et non les additions ! »
Aucune supervision depuis 13 ans !
Comme je vous l’avais écrit une fois, les universités se multiplient même dans un simple garage ou pendant les heures libres d’une école primaire ou secondaire, sans qu’il y ait le moindre contrôle technique. D’ailleurs dans mon école d’Etat, je n’ai eu aucune supervision depuis 13 ans. Une université privé (donc payante) d’Estelí qui offre un éventail assez large de carrières, avait inauguré celle de journalisme. Un de mes amis a été embauché pour le premier semestre. Mais, s’apercevant après deux mois qu’il n’y avait pas de programme d’études et que la spécialité n’avait pas été homologuée par le ministère, et après plusieurs entrevues avec le recteur, qui lui assurait chaque fois que « ça se fera », il a fini par renoncer à son poste : il ne voulait pas être complice de cette situation :
1) si la carrière devait être interrompue par manque d’élèves suffisants pour garantir la rentabilité, ils n’étaient pas remboursés,
2) le programme avancé par le recteur était copié d’un site internet et n’avait aucune prise sur le contexte local,
3) le programme en question était conçu pour des études de quatre années à plein temps.
Or il s’agissait là des cours du samedi (exactement comme à l’École d’infirmières qui délivre les mêmes diplômes aux étudiantes du samedi - payant - qu’à ceux qui sont à plein temps). Au lendemain même de sa démission, un autre enseignant a été recruté…Dans tout le Nicaragua, il y a des villages isolés ou éloignés des grands centres. De fait, aucun médecin n’y est présent. La prise en charge et les médicaments sont donc à la charge d’infirmières ou plutôt d’auxiliaires infirmiers (9 mois d’études). Sans doute poussé par une Fondation ou une ONG qui propose de l’argent, le ministère de la santé (MINSA) vient de juger nécessaire la formation de ce personnel qui a à prendre des décisions et qui doit utiliser un certain nombre de médicaments « essentiels ».
C’est pourquoi, il y a un mois j’ai été envoyé à un séminaire pour étudier avec 30 autres personnes la faisabi-lité et l’éventuelle mise en place d’un projet de formation pour le personnel en question. Très rapidement nous avons laissé entendre que ce projet était un mensonge et une hypocrisie de plus, probablement pour sauver la face devant tel ou tel organisme qui a promis des fonds. En effet depuis 5 ans environ, le MINSA n’embauche personne. Il s’entend avec des organismes au service du FMI qui mettent en œuvre des programmes (par exemple, conseils mère-enfant pendant la première année seulement, contraception ou allaitement maternel, etc.) pour quelques années. Ces organismes embauchent les infirmières avec des contrats de 6 mois.
Alors quel sérieux dans la formation si ce personnel change, ou est susceptible de changer dans les mois qui viennent ? Où le MINSA trouvera-t-il des superviseurs à plein temps et formés, s’il n’embauche plus depuis des années ? De plus, depuis janvier, le ministère n’a pas donné de médicaments pour les programmes des centres de santé : épileptiques, insuffisants cardiaques, asthmatiques… Seulement pour hypertendus et diabétiques. On va donc former des gens pour prescrire des médicaments …inexistants.
Trois petites villes de mon département offrent un triste panorama : Malpaisillo, Dipilto et Telpaneca. À Malpaisillo 26 % seulement des familles verront leurs enfants terminer l’école primaire. Tandis qu’à Dipilto l’analphabétisme est de 39 % et à Telpaneca de 42 %. Étant donné qu’en Amérique latine un nombre important d’enfants font journée double (travail-école), l’augmentation du chômage provoque un accroissement des heures de travail de ces enfants, ou tout simplement l’abandon de l’école : plus d’analphabétisme à court terme. A Malpaisillo actuellement 6 % a un travail stable et 90 % sont au chômage. A Telpaneca 4 % a un emploi stable et 72 % est au chômage.
En 1999, les organismes internationaux avaient laissé entendre que le Nicaragua pouvait briguer l’entrée au « Club des Plus Pauvres du Monde » (très populaire) et ainsi profiter de mesures plus favorables. Alemán et les évêques avaient célébré la misère de leur peuple beaucoup trop tôt, puisque, 4 ans plus tard, on attend toujours d’être reçu à l’examen de passage. Au fond c’était la carotte ! En réalité, il faut passer par des mesures d’ajustement supplémentaires. Il faudra par conséquent, et une fois de plus, qu’il y ait encore moins d’investissement en éducation, en santé, que l’électricité soit encore plus chère, ainsi que l’eau, les transports… et que le programme social du gouvernement soit réduit à moins que zéro. Déjà la facture correspondant aux ajustements de 2001 représentait 27 % des impôts, 80 % des dépenses en éducation et 120 % en santé.
Le cas de Rosa
Il y a quelques semaines, l’opinion publique (même internationale) a eu le loisir d’apprendre et suivre la bataille que livraient au Nicaragua les parents d’une fillette de 9 ans, violée et devenue enceinte, pour réussir à ce que leur fille puisse avorter, et en même temps, tous les efforts du ministère de la famille, de la hiérarchie catholique et de madame la ministre de la santé publique, pour tenter d’empêcher l’interruption de la grossesse.
Les parents et la fille étaient allés au Costa Rica pour travailler, comme saisonniers, à la récolte du café [1]. C’est là-bas que « Rosa » a été violée et infectée de deux maladies vénériennes. En plus, avant le viol, elle subissait les effets de la malnutrition. Finalement l’avortement a eu lieu dans une clinique privée de Managua. La plupart des médecins concernés et la grande majorité des opinions ne niaient pas la gravité d’un avortement, mais ils voyaient davantage menacée la vie de la fillette : « Ne pas pratiquer l’avortement, c’était assassiner l’enfant », disaient-ils en substance, car l’utérus n’aurait pas évolué à la même vitesse que le fœtus. Rosa n’avait pas encore eu ses premières règles et son développement physique montrait bien qu’elle n’avait pas encore tout à fait commencé son adolescence. Il y aurait eu très probablement un avortement spontané aux conséquences dramatiques, un peu ce qui se passe avec une hémorragie d’une grossesse ectopique.
« Nous voulons nous aussi être excommuniés »
Les évêques défendaient la vie (probablement impossible) du fœtus, mais ils ne considéraient pas la vie de l’enfant-mère. Plus encore, ce qui horrifiait la grande majorité des gens, c’était le langage froid, légaliste, encyclopédique des évêques (et des autorités qui ne voulaient pas s’afficher contre), tels les accusateurs hypocrites de la femme adultère dans l’Évangile. Après leur prise de position franchement en faveur du parti libéral au pouvoir lors des deux dernières élections présidentielles, après s’être empêtrés sans pudeur dans des défenses publiques de fonctionnaires corrompus, tels Alemán et Byron Jerez (Direction générale des impôts), les évêques nicas, en brandissant l’excommunication, se situaient une fois de plus à côté de la plaque.
Pendant ce temps, 25 000 signatures arrivaient à la nonciature de Madrid (et normalement ensuite à la hiérarchie nica) après être parties d’internet et d’Espagne, déclarant so lidairement : nous n’avons que faire d’une communion avec une telle Eglise, « nous aussi, nous voulons être excommuniés ». Un article de journal nica titrait : « Le visage de Dieu n’est pas celui de la hiérarchie. » Partout il a été reproché : Pourquoi vous n’excommuniez pas le violeur ? Pourquoi n’excommuniez-vous pas Alemán lui qui, indirectement, a tué beaucoup d’enfants en les privant de nourriture ou de médicaments ? Autrement dit vous êtes obnubilés par le droit des fœtus à la vie, mais vous oubliez le droit à la vie des déjà-nés.
Les Évêques du côté de la corruption
L’ancien président Alemán est donc en prison (même si elle est dorée) et, malgré la corruption régnante, il n’a pas encore obtenu son élargissement (il est en garde à vue depuis décembre 2002). L’un de ses ministres, Byron Jerez (ancien directeur de la DGI), un autre corrompu de haut vol, est lui aussi en prison. Pour ce dernier, le pavillon de la prison publique a été entièrement « remis en état » (air conditionné, salle de bain, télévision par câble), et par ailleurs, sa famille continue à utili-ser une énorme résidence dont on sait, moult preuves à l’appui, qu’elle a été construite avec des fonds de la communauté internationale destinés aux gens lors de l’Ouragan Mitch, en 1998.
Or la hiérarchie catholique, à plusieurs reprises et sans aucune pudeur, a intercédé publiquement pour eux. Là encore tollé général pendant des semaines : « Mata [2] scandalise », titre un journal, « Les évêques sèment la méfiance et le discrédit » titre un autre. Une colonne hebdomadaire, d’un style assez saignant, en titrant laconiquement « L’Évêque », dit ceci : « Les prisons sont pleines de miséreux, dans des cellules insalubres, saturées.
L’évêque n’y descend pas. Ce royaume de morpions et de gale n’est pas son royaume. Sa mission se dilue en vanités. Loin des humbles, qu’ils sont presque tous. Importent davantage les intrigues de palais. Sa mission est de veiller pour les ri-ches. » Tristesse, déception, incompréhension généralisée.
La conclusion qui s’impose
Rapidement la conclusion s’est imposée : les marques d’appui en faveur d’Alemán et ses amis de la part des évêques obéissent à de multiples faveurs que la hiérarchie a reçues du gouvernement antérieur. C’est plus qu’évident.
Les évêques se défendent : « Il y a un plan, un complot contre l’Église. C’est prévu. » Mais qui peut croire cet argument en Amérique Latine ? L’évêque d’Estelí s’en prend aux valeurs qui n’existent plus : « Nous n’avons même pas le droit de manifester un peu de sens humanitaire. »
Allusion à la compréhension que réclame l’évêque en faveur de Jerez : le fils a besoin de son père. Aussitôt les réactions : « Et dans les prisons il y a de nombreux pères de famille, mais personne n’intervient pour eux. »
Imaginez dans les médias le nombre d’articles, de commentaires dans la page des lecteurs, et de… caricatures. Je cite une de celles-ci manifestement inspirée d’une parabole bien connue : Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho… donc un homme « victime de la corruption » est étendu sur la route. Passe l’évêque d’Estelí qui l’enjambe en disant : « Je serais ravi de t’aider, mais en ce moment même je suis pressé : il faut que je dépose une lettre pour qu’on libère un de ceux qui t’ont attaqué. » Deux autres caricatures du même auteur : l’une représente le cardinal Obando avec une bouteille de rhum (si populaire que le Nica la reconnaît aussitôt). Le mot rhum de l’étiquette a été changé par politique (la drogue du cardinal). L’autre caricature montre celui-ci dans le même lit que Daniel Ortega et Alemán (tous dans les mêmes draps). Un article paraît souligner ce dessin : Autant pour Obando que pour Ortega, le bien-être des petites gens et l’amour de la patrie ne leur enlèvent pas le sommeil.
Or ledit caricaturiste, qui écrit dans un journal de grande circulation nationale, fait partie de la chorale de ma paroisse. Je ne lui avais fait aucune allusion à ses dessins mordants. Comme bon français, je pensais que chacun a droit d’exercer son métier, d’autant plus qu’il s’agit d’un métier d’expression d’idées ou de reflets de la réalité. Mais pour l’évêque d’Estelí, comme le dit une autre caricature : « Qui me critique, critique l’Eglise ; et qui critique l’Eglise, critique Dieu lui-même ». Alors l’évêque m’a donc dit en substance : « Comment pouvez-vous laisser en place un tel individu ? Expulsez-le des structures de la paroisse (non de la paroisse même, mais de la chorale). »
Deux semaines sont passées sans que je sache comment faire. Un premier article est paru dans la presse. Puis, c’est le caricaturiste lui-même qui m’a dit : « Il vaut mieux que vous m’expulsiez. De toute façon cela ne troublera ni ma foi, ni ma profession. »
Cependant, quelques semaines plus tard, je n’ai pas été étonné que l’évêque me demande de changer de paroisse. Bien sûr, c’était à moi de comprendre les raisons. La culture de l’opprimé fait que personne, pas même un évêque, ne dit les choses en face. C’est donc la culture, mais c’est aussi une manière de respecter son interlocuteur. Pour un Européen, c’est très déconcertant. Comment voulez-vous que je puisse me défendre puisqu’il s’agit de non-dits ?
À mon insu, les toutes premières personnes au courant de mon départ (par le biais de secrets non tenus par les collègues) n’ont pas tardé à pla-nifier des réunions et des visites stratégiques. Ils reliaient spontanément mon départ à ma responsabilité dans l’affaire du caricaturiste, pour ne pas l’avoir mis moi-même à la porte plus tôt. Alors, avant que la presse ne se mêle de l’affaire, l’évêque m’a dit : « Annulons votre transfert. »
Dans tout cela, dit un diplomate et juriste : « La position des évêques me rappelle celle du Vatican vis-à-vis de Pinochet quand il était en Angleterre : le sort de l’assassin était plus important que celui des assassinés. » Et dire qu’aujourd’hui c’est le Vendredi-Saint…
Nouvelles des projets [3]
Vous avez reçu en juillet dernier - ou quelques jours plus tard - un petit album qui parle des « chantiers » qui fonctionnent grâce à votre solidarité. J’aimerais vous remercier personnellement. Mais je sais au moins que ceux qui passent par le CEFAL reçoivent un accusé de réception. En vous envoyant cet album, je désirais seulement vous remercier en vous montrant où atterrissait votre participation. L’idée d’ajouter le CCP n’est pas de moi, mais je me laisse faire. Depuis octobre dernier, votre apport a servi à ceci :
– Aider un peu le dispensaire. Il n’a besoin que d’« un peu », car avec la participation des gens, quelques dons, et des achats de médicaments au 1/3 du prix, il est presque auto-soutenable.
– Donner 1 600 euros de bourses par mois actuellement (avril 2003) : 37 élèves infirmiers, et 23 enfants ou neveux/nièces du personnel d’entretien de l’hôpital au salaire de 100 euros par mois.
– Fabrique de parpaings (achat de ciment et de sable) plus le salaire de 6 jeunes envoyés par leurs familles pour « payer » la maison, plus celui du contremaître (lui aussi au chômage).
– Construction de 5 maisons et 4 demi-maisons plus, réparation de 10 toitures.
Des gestes spontanés de solidarité
Je veille - nous veillons beaucoup - à la participation des bénéficiaires (au moins un membre de la famille doit participer à la construction des parpaings puis de la maison).
Quant à la participation des étudiants, l’organisation et surtout le suivi, sont assez difficiles. Cependant il y a des gestes spontanés qui font plaisir :
Karla vient de terminer son internat et doit faire une année de service social. Le tirage au sort l’envoie sur la Côte atlantique [4]. C’est un enterrement de première classe pour un médecin, surtout qu’elle est la troisième ou la quatrième de sa promo sur 200, mais évidemment pas pour les gens qui recevront l’attention médicale. Le responsable de l’attribution des postes et du tirage au sort a dit à Karla qu’avec de l’argent, tout pouvait s’arranger. Mais elle n’a pas accepté par ce qu’elle « n’a pas le droit d’oublier ses ori-gines misérables et l’aide qu’elle a reçue ».
Carla, comme la précédente, ex-infirmière, ex-élève et brillante, a terminé ses études d’odontologie il y a un an. Elle était aidée par Savigny. Deux ou trois mois avant sa promo, elle a sollicité mes connexions pour pouvoir travailler dans le nord du pays, dans un « village » très pauvre de 5 000 habitants que j’avais souvent cité lors de ses études. Elle voulait commencer sa carrière en « rendant un an aux pauvres » dont elle faisait partie (et l’idée lui est venue sans qu’il y ait eu besoin de tirage au sort). Elle savait qu’elle ne gagnerait presque rien. Elle vient de terminer son année. Mais elle va rester avec grande satisfaction dans le même secteur (alors que sa mère vit dans la capitale), car les organismes qui collaborent avec le MINSA, vont lui donner un contrat (payé en dollars) .
Xiomara, sœur d’une collègue infirmière, est ingénieur depuis deux ans. Je viens d’apprendre qu’elle a deux boursières car « je veux aider comme j’ai été aidée ».
Et dans le même esprit, je veux citer toute la chaîne qui s’est mise en place pour accueillir à Estelí, à 100 km de chez lui, un homme de 55 ans dont l’élocution est de plus en plus incompréhensible (si un médecin a des idées, n’hésitez pas !) ; il avait besoin d’être pris en charge pendant trois semaines, le temps de lui faire un scanner et des examens neurologiques et de laboratoire, afin d’arriver à écarter la possibilité d’un cancer cérébral ou d’une compression (les deux choses sont écartées, mais sans autre précision). Et l’homme qui l’a accueilli chez lui, l’a piloté jusqu’à la capitale (pour le scanner) et lui a « donné » sa voix constamment. Mais la solidarité, c’est communicatif : ça a sensibilisé une femme médecin ORL, ainsi que l’assistante sociale qui pourtant est sensée être blindée devant tant de demandes urgentes - et toujours exceptionnelles - qu’elle ne peut pas satisfaire.
Et pourquoi ne pas nommer Nelson qui travaille actuellement à la fabrique de parpaings en représentation de mamans célibataires, ou ces ex-bénéficiaires qui aident à la construction de maisons de nouveaux candidats ?
Face à tant de noir, on peut s’accrocher à ces gestes solidaires pour continuer.
PS : Un ami de France fait travailler des immigrés de toutes nationalités, accueillis officiellement mais exclus du marché du travail ; il leur fait ramasser et classer des vieux journaux et des revues qu’il vend ensuite comme « le journal du jour de ma naissance ». Cet ami m’a proposé de nous donner 42 % des bénéfices de cette vente. Si vous êtes à court d’idées pour un cadeau d’anniversaire, pensez-y, vous aiderez par la même occasion le Nicaragua ! Voici les coordonnées : AVISO, 16 rue Danton, 83000, Toulon, tél. 0494462093
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2644.
– Texte (français) envoyé par l’auteur et daté du 20 mars 2003.
– En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.
[1] En effet, chaque jour 200 Nicas passent la frontière pour tenter leur chance ailleurs. Ça fait longtemps que le Nicaragua n’offre plus d’avenir à l’immense majorité de ces gens. La moitié de la population économiquement active est déjà partie (plus d’un million). Les plus capables, les plus audacieux et les plus décidés. Une enquête récente indique que 57 % de Nicas voudraient être nés dans un autre pays. 75 % de jeunes en âge de commencer à travailler désirent s’en aller. Le triste sort social de tous ces migrants est une aubaine économique et politique pour les gouvernements : 1) ils envoient chaque année plus de 800 millions de dollars -trois fois les exportations nationales et plus que la coopération internationale - à leurs familles (chiffre officiel que certains économistes corrigent fortement à la hausse) ; 2) Cet apport à l’économie familiale inhibe les explosions sociales. Il y a de quoi leur élever un monument.
[2] Hélas, c’est l’évêque d’Estelí, où j’habite !
[3] Pour mieux comprendre certains passages ci-dessous, il faut savoir que l’auteur a lancé un programme de construction de maisons, incluant la participation et l’entraide solidaire des gens eux-mêmes, à la suite de l’ouragan Mitch qui avait fait des dégâts considérables dans le pays. Des aides peuvent lui parvenir par le biais du CEFAL (Comité épiscopal France Amérique latine), 2, rue Abbé Patureau, 75018 Paris.
[4] Le voyage, 350 kms, se fait en avion. En bus cela peut durer une semaine, car il faut attendre que la boue (incroyable) sèche un peu ou qu’un tracteur passe par là. Ceci, si un essieu n’a pas cassé.