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DIAL 2588
BOLIVIE - Les conséquences des dernières élections
Ricardo Soberón
mardi 1er octobre 2002, mis en ligne par
La Bolivie a connu des élections mouvementées. Un des faits les plus saillants a été la montée en flêche d’Evo Morales, indigène, candidat de gauche - voire d’extrême gauche -, défenseur des planteurs de coca, vigoureusement opposé à la politique nord-américaine. Au premier tour, il obtint 20,91 % des voix contre 22,46 % pour le candidat de droite Gonzalo Sánchez de Lozada, dit « Goni » qui sera finalement élu au second tour le 6 août par le Congrès (avec 84 voix en sa faveur contre 43 pour Evo Morales). Quels processus et perspectives ressortent des résultats des élections ? Nous présentons ici le point de vue de Ricardo Soberón, expert en questions internationales, notamment celles liées au trafic de drogues. Ricardo Soberón est analyste international. Cet article, qui date du 25 juillet, soit onze jours avant les élections, a été publié par Ideele, août 2002 (Pérou).
En avril 1995, nous étions tout un groupe de gens injustement détenus, dont onze Péruviens, trois Colombiens et une vingtaine de dirigeants Boliviens de l’industrie de la coca. Le président bolivien de l’époque, Gonzalo Sánchez de Lozada, avait décrété l’état de siège dans le cadre de l’exécution de ses politiques de réforme de l’État, de libéralisation et d’ajustement structurel qui touchaient principalement les secteurs les plus pauvres du pays [1].
Au cours de cette nuit glaciale typique de l’Altiplano, nous étions donc incarcérés, entre dirigeants et autres conseillers, à la base navale bolivienne de Copacabana, sur les rives du lac Titicaca. Lors des délibérations d’Evo Morales avec le reste des dirigeants du Conseil andin des producteurs de feuille de coca, il avait été difficile d’imaginer l’importance qu’allait prendre ce qu’Evo appelait à l’époque le "bras politique" des paysans. Sept ans plus tard, ce projet est devenu le Mouvement vers le socialisme (MAS), deuxième force politique de Bolivie.
Le nouveau panorama politique, postérieur aux élections du 30 juin dernier et à l’élection du président par le Congrès qui a suivi, a des retombées variées et profondes sur le pays, sur la région andine en général, qui dépassent la simple portée de cette joute électorale.
Une succession d’échecs
Premièrement, force est de constater l’échec politique des stratégies antidrogue menées par les Etats-Unis en Bolivie depuis 1986, année au cours de laquelle est réalisée l’opération militaire et de police du nom de Blast Furnace. Puis entre en vigueur la Loi 1008, aussi draconienne qu’injuste, comme en témoignent l’emploi de juges et l’exécution de procès spéciaux, l’extradition de Boliviens, et l’arrachage forcé de plantations de coca. Il s’y est ajouté la signature de l’Annexe III pendant le mandat de Jaime Paz Zamora (MIR) sans l’autorisation du Congrès bolivien, la militarisation ultérieure du Tropique de Cochabamba et l’échec de l’opération de développement du Chapare, y compris l’actuel Plan Dignité (1998), considéré comme la stratégie d’affrontement la plus dure entre les forces de sécurité et le monde paysan de Bolivie.
En l’état actuel des choses, la proposition formulée par l’ambassade des États-Unis à La Paz de rebâtir une base militaro-policière dans le Chapare ne fait que jeter de l’huile sur le feu qui agite la société du pays. Pour le trafic international de drogues, la Bolivie a cessé d’être un simple territoire d’approvisionnement en matière première (coca). En plus de la coca, on cultive dans certaines vallées andines de la marijuana en quantités croissantes pour le marché extérieur. Le Brésil, le Chili et le Rio de la Plata constituent les destinations premières de la production bolivienne.
Les présidents démocrates qui se sont succédé en Bolivie, Jaime Paz Zamora, Gonzalo Sánchez de Lozada, Hugo Banzer et aujourd’hui Jorge Quiroga, ont été les témoins, et les porteurs dans le pays, de l’échec mondial et national de la croisade contre les drogues. L’interlocuteur incontournable des producteurs de coca auprès de ces gouvernements a été Evo Morales, devenu depuis leur principal porte-drapeau à l’intérieur et en dehors du Congrès. Curieusement, au début de l’année, il s’est vu injustement expulsé du Parlement sous la pression d’arrangements passés entre les partis officiels représentés à l’hémicycle, avant d’annoncer sa candidature et de préparer son retour comme leur principal adversaire en quête de la magistrature suprême. Les résultats récents montrent que, pour le moins, le peuple bolivien apporte son soutien aux producteurs et indigènes du pays et non à l’ambassade des États-Unis.
Des voies nouvelles dans les Andes amazoniennes
S’agissant de la région andine, le Département d’État américain fait face à une situation très compliquée et instable. La Bolivie n’est que la goutte (la dernière ?) qui fait déborder le vase après une suite d’erreurs commises à Washington.
La situation de la région fait apparaître une énorme négligence et une certaine maladresse par rapport à la politique régionale américaine, du moins pendant l’administration Bush. L’absence prolongée de représentations diplomatiques (en Equateur) a jeté un froid sur les relations bilatérales ; le comportement douteux adopté lors des événements du 11 avril (date du coup d’État manqué contre Hugo Chávez au Venezuela) a mis le Département d’État dans une mauvaise posture ; il en a été de même avec la récente intervention (ingérence) de l’ambassadeur Rocha à La Paz avant les élections, qui a appelé à ne pas voter pour Morales "à cause de ses relations avec les trafiquants et le terrorisme". Il faut enfin mentionner les maigres résultats issus du Plan Colombie après deux années de fonctionnement et la dépense de 1300 millions de dollars. En outre, les sommes initialement promises en contrepartie d’une coopération dans le domaine des drogues ou dans le cadre d’initiatives régionales ont subi plusieurs réductions, et les reports de l’approbation de l’ATPA (Loi de préférences douanières pour la région andine) par le Congrès américain entraînent un préjudice pour les économies andines.
Ce sont autant d’exemples de la politique maladroite menée par M. Bush, qui prétend faire participer la région à sa croisade contre la terreur. Cette situation va régulièrement de pair avec des critiques persistantes à l’encontre de chaque pays sur des points comme les droits de l’homme, la lutte contre les drogues, le terrorisme ou les enlèvements (on se reportera à cet égard au rapport produit dernièrement par le Département d’État).
Il est raisonnable d’espérer pour cette année des solutions démocratiques distinctes des modèles en place, différentes dans leur orientation et progressistes dans leurs visées : la poursuite du mouvement bolivarien et le maintien d’Hugo Chávez à la présidence du Venezuela, le triomphe possible de Lula au Brésil, la consolidation du pouvoir de Morales en Bolivie (même s’il ne l’emporte pas), en attendant les résultats des prochaines élections en Équateur. A l’heure de la crise du Mercosur et de l’Argentine, il faut y voir une ouverture pour de nouvelles possibilités en Amérique du Sud, pour la naissance d’un nouvel axe de relations internationales avec les États-Unis et l’Europe.
Les paysans et les indigènes au Congrès
Sur le plan intérieur, la place qu’ils occupent au Congrès, au delà de leur victoire politique (arrivés au deuxième rang) et de l’irruption officielle des paysans sur la scène politique nationale, constitue un signe encourageant de démocratisation et d’ouverture du jeu politique. Elle s’explique également par l’échec du système des partis traditionnels entretenu par l’ADN (Action démocratique nationale) au pouvoir (le grand perdant), le populiste NFR (Nouvelle force républicaine) de Manfred Reyes (privé de son aile la plus conservatrice), l’UCS (Union civique solidarité) et, dans une moindre mesure, le MNR (Mouvement national révolutionnaire) de "Goni" lui-même, auquel une seconde chance sera probablement donnée d’accéder au pouvoir, mais au prix d’un affaiblissement intrinsèque au Congrès et dans la rue.
Ces dernières années, la Bolivie s’est habituée à être dirigée par un gouvernement de coalition. Rien n’empêche de penser que l’aptitude même à gouverner le pays sera définie par la capacité d’élaborer des politiques moins répressives avec les secteurs ruraux et paysans.
Quant à eux, les paysans, le mouvement indigène et le mouvement des producteurs de coca de Bolivie, ils ont montré ces derniers temps qu’ils étaient capables aussi bien de protester que de faire des propositions.
Mais il leur reste à régler plusieurs différences de programme et d’optique pour consolider le dénommé "instrument politique". Il faut y ajouter leur capacité de passer d’un axe thématique central, à savoir la feuille de coca et la défense de sa culture, à une philosophie plus ample qui intègre le mouvement indigène national : assemblée constituante, usage, gestion et mise à profit des ressources naturelles renouvelables comme l’eau ou le gaz, et droits des peuples premiers, entre autres.
En ce sens, la présence de 27 nouveaux représentants et huit sénateurs du MAS va entraîner l’inscription de nouvelles questions à l’ordre du jour politique. Parmi les 157 parlementaires élus, 40 sont issus de mouvements sociaux paysans, y compris du mouvement Pachakuti. Cette présence aura en outre pour effet, avec l’apport de la vision propre aux paysans, de mettre en échec les initiatives menées en matière économique ou de politique extérieure. Il suffit d’évoquer, par exemple, le thème de la terre, l’utilisation et l’exploitation des ressources naturelles, la reconnaissance et le respect des droits des peuples premiers de Bolivie. C’est sans aucun doute un sérieux faux pas pour l’ensemble de la coopération antidrogue avec les Etats-Unis.
Un effet immédiat est la mise entre parenthèses de deux objectifs supposés (centres d’intérêt) des États-Unis dans l’hémisphère occidental : la promotion de la démocratie et la lutte antidrogue.
L’avènement de Morales en tant que principal interlocuteur politique est appelé à constituer un sérieux obstacle aux désirs de Washington de poursuivre ses politiques en matière de réforme de l’État, de lutte antidrogue, de commerce et de privatisation. Autre effet : la complète restructuration de la scène politique du pays. Oppenheimer y a vu la fin d’une époque de ségrégation et d’"apartheid" politique à l’encontre de la population indigène. Il reste à voir s’il s’agit uniquement d’une promesse électorale ou si elle peut se transformer en un véritable projet politique à l’adresse de la société bolivienne. Faute d’accéder à la présidence, les partisans de ce renouveau auront cinq ans pour mûrir leur projet et prendre part à la gestion de l’État. Ainsi, tout plan centré sur des idées de réforme, de capitalisation ou de réduction des droits court le risque de se heurter à un mur dans la rue ou au sein du nouveau Congrès.
En définitive, la Bolivie devient un des pays de l’Amérique du Sud dont les sociétés dénoncent et condamnent politiquement les options qui engendrent une augmentation de la pauvreté et de la marginalisation.
Les propositions de Sánchez de Lozada et de Morales représentent deux mondes culturellement et idéologiquement opposés. L’un et l’autre continueront de se faire la lutte dans les cinq années à venir. Le prochain dirigeant de la Bolivie doit déjà inscrire à son agenda l’adoption immédiate de décisions concernant deux ressources naturelles : une légale, le gaz et l’autre illégale, la coca. Dans les deux cas, les Etats-Unis représentent un marché potentiel de consommateurs.
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2588.
– Traduction Dial.
– Source (espagnol) : Ideele, août 2002 (Pérou).
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Selon l’indice de développement humain du PNUD, six Boliviens sur dix vivent sous le seuil de pauvreté, proportion qui atteint neuf sur dix dans les campagnes.