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DIAL 2321
CHILI : Les droits humains : le nouveau scénario
Pascale Bonnefoy
vendredi 1er octobre 1999, mis en ligne par
Alors que la réponse du tribunal londonien concernant l’extradition en Espagne de l’ex-dictateur Augusto Pinochet devrait être connue à la mi-octobre, il est intéressant de noter certaines modifications dans le comportement de la justice chilienne. Article de Pascale Bonnefoy, paru dans Noticias Aliadas le 1er septembre 1999.
Les familles des victimes de la dictature militaire espèrent que justice sera faite, grâce à un récent arrêt de la Cour suprême sur les droits humains. Cet arrêt oblige le gouvernement à prendre l’initiative pour apaiser les craintes des forces armées.
Le 20 juillet, la 2ème Chambre de la Cour suprême a soutenu la thèse du juge Juan Guzmán - qui mène une enquête au sujet des 30 plaintes déposées contre l’ex-dictateur et général Augusto Pinochet (1973-1990) - selon laquelle la disparition de personnes est considérée comme un crime de séquestration permanente, imprescriptible et non visé par la loi d’amnistie de 1978 qui a laissé impunis les responsables des crimes commis entre septembre 1973 et mars 1978.
L’arrêt de la Cour suprême crée un précédent qui permettrait de qualifier les 1233 cas de disparus comme des séquestrations permanentes et de juger les responsables. Dans la dernière décennie, les restes d’environ 200 personnes seulement ont été retrouvés.
Le 9 juin, le juge Guzmán avait ordonné la détention et ouvert un procès contre 5 militaires à la retraite pour la disparition de 20 personnes dans ce qu’on appelle la « caravane de la mort », dirigée par le général retraité Sergio Arellano Stark.
En octobre 1973, en tant qu« officier délégué » de Pinochet avec la mission d’« accélérer » les conseils de guerre contre les prisonniers politiques, Arellano Stark a ordonné l’exécution de 75 personnes - dont 20 sont encore disparues - lors de son passage dans plusieurs villes du Nord.
Les cinq prévenus, dont Arellano Stark lui-même, sont détenus dans des enceintes militaires. Les recours en amparo [1] présentés en leur faveur furent rejetés par la 5ème Chambre de la Cour d’appel le 10 juillet, et dix jours plus tard la Cour suprême a confirmé ce rejet.
Les militaires ont tout de suite réagi. Pendant plusieurs jours, près de 40 généraux de l’armée se sont enfermés pour un conseil militaire secret, et le 23 juillet les commandants en chef de l’armée, de la marine et des forces aériennes ainsi que le directeur général des carabiniers (la police) se sont réunis avec le ministre de la défense, Edmundo Pérez Yoma, pour lui faire part de « leur malaise et de leur inquiétude » pour ce qu’ils considèrent comme une dangereuse réinterprétation de la loi d’amnistie qui permettrait de réexaminer des affaires de droits humains pour lesquels un non-lieu avait été déclaré.
Les chefs militaires ont dit à Pérez Yoma qu’ils étaient prêts à participer à toute initiative qui mettrait fin aux convocations d’officiers d’active et retraités à comparaître devant les tribunaux. Il y a bien de quoi s’inquiéter. Les affaires qui pourraient passer par la 2ème Chambre de la Cour suprême les prochains mois sont au nombre de 227 dans divers tribunaux militaires et civils, à l’heure actuelle temporairement classées, en attente ou en appel.
Cependant, les avocats des parties civiles dans l’affaire de la caravane de la mort ont demandé à la 5ème Chambre de la Cour d’appel de Santiago d’étendre la mise en accusation des détenus pour le crime d’homicide qualifié.
L’avocat Hugo Gutiérrez a expliqué la raison de la demande : « les conventions de Genève auraient dû être appliquées aux prisonniers quand la junte militaire a décrété [le 12 septembre 1973] que nous étions en état de guerre. Selon ces conventions, les forces armées auraient dû respecter la vie des prisonniers de guerre, mais ils ont violé le droit international humanitaire. Selon les conventions internationales, ces crimes sont imprescriptibles et non amnistiables. »
Mais, pour la tranquillité des militaires, par un arrêt sans appel du 30 août, la Cour d’appel a rejeté la demande des avocats des parties civiles.
Depuis plus d’un an, l’inquiétude des militaires augmente et l’arrêt de la Cour suprême a été la goutte qui a fait déborder le vase. Grâce à la nouvelle composition de sa 2ème Chambre, la Cour suprême a cette année révoqué la loi d’amnistie, réouvert quelques affaires de droits humains et appliqué les conventions internationales dans de nombreux cas, ce que certains appellent une « doctrine nouvelle » du pouvoir judiciaire quant aux droits humains.
Depuis que Pinochet s’est retiré du commandement en chef de l’armée en mars 1998, le nombre de militaires impliqués dans des affaires judiciaires de droits humains est passé de 300 à 800.
Le dépôt de plaintes contre Pinochet au Chili suivit son cours, et en octobre survint sa détention à Londres. La nervosité ambiante amena le commandant en chef de l’armée, le général Ricardo Izurieta, à lancer le 7 juin un appel pour « un grand accord national sur les droits humains » et à chercher une entente avec le gouvernement.
Pendant ce temps, le parti d’extrême-droite UDI et le parti socialiste se réunissaient en secret depuis novembre pour se mettre d’accord sur une formule qui réglerait la question des droits humains avant les élections présidentielles de décembre, afin que leurs candidats - respectivement Joaquín Lavín et Ricardo Lagos - ne se « salissent »’ pas avec ça.
En même temps, tous les partis de droite et la Concertation démocratique au gouvernement, ainsi que les militaires eux-mêmes, avaient créé des commissions spéciales pour étudier des solutions, le problème devenant un thème obligé des campagnes électorales.
Militaires, personnalités religieuses, gouvernement, parlementaires et partis politiques multipliaient les réunions secrètes et d’autres qui l’étaient moins, pour parvenir à une solution. C’est la quatrième fois, pendant ces neuf années de transition politique, qu’on essaye de clore le chapitre des droits humains, mais c’est la première fois qu’on ne cherche pas une solution législative, tout du moins de manière explicite.
La seule proposition concrète, élaborée par la commission des droits humains du Sénat, fut repoussé fin juillet par les familles des victimes, les militaires, les partis de gauche et même l’aile gauche de la coalition gouvernementale. Cette proposition aurait facilité la remise d’informations sur le sort des disparus, mais en garantissant l’anonymat des informateurs, si bien que d’un côté on la qualifia de « point final » et que de l’autre côté la proposition ne donnait pas de garanties d’impunité suffisantes, surtout devant la nouvelle énergie des tribunaux.
Aussi, après l’arrêt de la Cour suprême, s’imposa l’idée de Pérez Yoma d’organiser une « table de dialogue » entre les parties concernées, mettant fin au rôle passif que le gouvernement avait joué jusqu’alors.
La « table » a été soutenue à contrecœur par les partis de la Concertation - dont beaucoup de membres auraient préféré ne rien faire et laisser agir les tribunaux - et par la droite, impatiente de « lui enlever », en année électorale, un drapeau de lutte traditionnellement brandi par la gauche.
Dans ce scénario complexe, les opinions des avocats des droits humains divergent. L’avocate Carmen Hertz - veuve de Carlos Berger, une des victimes de la caravane - a affirmé que « chaque fois que s’ouvrent des chemins vers la justice, des initiatives venues de différents secteurs politiques tendent à limiter l’action des tribunaux. Cela me paraît suspect, car, quand les tribunaux appliquaient systématiquement la loi d’amnistie, il n’y eut jamais une quelconque initiative pour aborder le sujet. »
Mais des avocats comme Nelson Caucoto voient là la possibilité de poser des questions sur des affaires précises, directement au haut commandement militaire. Dans le quotidien El Mercurio du 15 août, Caucoto a déclaré : « notre force est d’appeler les choses par leur nom, dans la mesure où nous possédons l’information. La base de la lutte des êtres humains est de croire aux personnes et j’estime que le général Izurieta est différent de Pinochet. »
Les familles des victimes considèrent que cette initiative mène vers une loi du point final.
« Pourquoi irions-nous nous asseoir à cette table si les forces armées elles-mêmes disent qu’elles ne possèdent pas d’information ? L’exécutif doit exiger de l’armée qu’elle livre l’information. Pendant cinq ans, le gouvernement n’a rien fait pour nous écouter, et maintenant il prétend nous faire asseoir avec les assassins eux-mêmes », a déclaré Viviana Díaz, présidente du Rassemblement des familles de détenus-disparus (AFDD).
Le général Izurieta avait affirmé le 16 avril que « les gens sont convaincus que nous possédons encore des informations secrètes, mais c’est faux. »
Le 21 août, quelques semaines avant de commémorer les 26 ans du coup d’État militaire du 11 septembre - qui cette année, pour la première fois, ne sera pas un jour férié dans le pays - la première réunion de la « table de dialogue » a eu lieu. Vingt-deux personnes - des avocats des droits humains, des militaires, des religieux et des représentants de la société civile - se sont réunies autour d’une même table pour parler du passé et de la façon de résoudre le problème des droits humains en suspens.
Mais les deux parties les plus concernées par le conflit - les familles des victimes et les officiers à la retraite qui ont agi dans les années soixante-dix - n’étaient pas représentées. Il y eut une deuxième réunion de la table ronde le 31 août avec les mêmes 22 représentants.
Dans les prochaines sessions, chaque participant exposera ses points de vue. Le 31 août, ce fut le tour du représentant de l’armée, le général Juan Carlos Salgado, l’avocate des droits humains Pamela Pereire et de l’historien Gonzalo Vial.
Pour le gouvernement, l’objectif principal de la table ronde est de trouver les corps des détenus-disparus et arriver à une réconciliation, sans échéances préétablies. Mais pour les militaires, le problème fondamental est le non-respect du pacte conclu pour la transition. Pour eux, la solution passe par la libération de Pinochet et l’application totale de la loi d’amnistie.
Pendant ce temps, l’Église catholique attend son tour pour jouer le rôle qu’elle a déclaré vouloir jouer : être dépositaire des informations qui seront livrées discrètement sur les disparus et, si nécessaire, servir de médiatrice entre les parties si toutes les autres initiatives échouent.
Le 12 août, l’archevêque de Santiago, Francisco Javier Errázuriz, a exposé la position officielle de l’Église sur ce sujet, en faisant remarquer qu’on ne peut aspirer à la justice que dans certains cas, puisque « nous savons tous que la justice humaine ne pourra pas embrasser la totalité des affaires », une déclaration qui a provoqué d’amères critiques de la part de l’AFDD.
En outre Mgr Errázuriz a justifié le coup d’État militaire, alléguant qu’on doit reconnaître que « la difficile décision [des militaires] d’intervenir n’a pas été prise de leur propre initiative ni par ambition, mais comme une réponse à la plainte de ceux qui leur demandaient de mettre un terme à un processus turbulent. »
La situation a mis les victimes et les assassins dans une situation complexe et paradoxale. Pour les familles des disparus, le dernier arrêt de la Cour suprême signifie que c’est seulement si on ne trouve pas les restes des êtres chers que les coupables seront sanctionnés, dans la mesure où leurs actes seraient considérés comme des séquestrations non amnistiables.
Pour les militaires, cela signifie qu’ils doivent donner des preuves de la mort des disparus, ou indiquer où sont leurs restes, pour profiter de la loi d’amnistie.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2321.
– Traduction Dial.
– Source (espagnol) : Noticias Aliadas, septembre 1999.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, la source française (Dial - http://www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Procédure de protection judiciaire des droits individuels (NdT).