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DIAL 3258

AMÉRIQUE DU SUD - Progressisme et gauche marron

Eduardo Gudynas

vendredi 8 novembre 2013, mis en ligne par Dial

Dans le numéro de novembre, nous publions deux textes de l’Uruguayen Eduardo Gudynas, analyste du Centre latino-américain d’écologie sociale (CLAES), fondé en 1989 et basé à Montevideo (Uruguay). Le premier revient sur la question de l’extractivisme, déjà abordé dans les numéros précédents [1], à partir d’un cas d’école, le Brésil. Le second, ci-dessous, propose une analyse plus large des contradictions des gouvernements de gauche sud-américains sur les questions environnementales.


Les questions environnementales sont devenues un terrain de contradictions et tensions croissantes pour les gouvernements sud-américains qualifiés souvent de « nouvelle gauche » ou de « progressistes ». Cette problématique s’accentue année après année, et semble révéler qu’un changement profond est en marche dans l’esprit de la gauche.

Sous les noms de « progressisme » et de « nouvelle gauche », on regroupe des situations très diverses qui vont du cas de Rafael Correa en Équateur ou d’Evo Morales en Bolivie à celui de Dilma Roussef au Brésil ou de José « Pepe » Mujica en Uruguay. Les uns ont été appelés « gauche radicale », on dit des autres qu’ils ressemblent à la social-démocratie européenne, les uns défendent l’idéal d’un « socialisme du XXIe siècle » tandis que les autres se disent « nationaux-populaires ». Ces descriptions et bien d’autres ont probablement une certaine justesse, mais elles sont aussi incomplètes.

Les gouvernements progressistes ont surmonté les assauts des crises économico-financières, avec d’enviables croissances économiques, des créations d’emplois, et une réduction de la pauvreté. Mais ils y sont arrivés en grande partie grâce à une forte expansion des exportations fondées sur l’extractivisme – l’appropriation d’énormes volumes de ressources naturelles qui sont exportés sans transformation préalable. Les exemples classiques sont l’extraction minière, les hydrocarbures, ou, plus récemment, les monocultures comme le soja.

Ces activités provoquent de sérieux impacts sociaux et environnementaux, ce qui explique qu’en ce moment, dans tous les pays de gouvernements progressistes, on enregistre une forme ou une autre de conflit en lien avec elles. Dans quelques cas, ces conflits sont très intenses, dans d’autres, ils sont plus larvés, mais ce qui est frappant, c’est que l’année dernière ils ont cessé d’être une exception, et sont devenus désormais la règle pour tout le continent. Tous les pays présentent des réactions conflictuelles face à l’extractivisme, depuis l’Argentine et le Chili, jusqu’au Mexique et au Venezuela.

C’est une situation paradoxale, où la gauche comme la droite sont devenues extractivistes. Il est bien évident que leur manière de mettre à profit ces ressources naturelles est très différente (par exemple, le progressisme a généré une plus grande présence de l’État), mais les bases conceptuelles d’un développement fondé sur la croissance économique, les investissements et les exportations, se retrouvent dans tous les cas. Il est, de même, évident que ces différences ne sont pas minimes, le progressisme ayant eu plus de succès dans sa lutte contre la pauvreté, mais il est admis aussi que cela est dû, en bonne partie, à la prospérité économique qu’offre cette poussée extractiviste.

Cette expansion de l’extractivisme est due à une demande soutenue en de nombreux minéraux, en hydrocarbures et en aliments, tant de la part des pays industrialisés que des économies émergentes, tout spécialement la Chine. Maintenant, on recherche des gisements de moindre qualité ou situés en des lieux éloignés, on recourt à des procédés plus intensifs ou couvrant d’énormes superficies, si bien que les impacts sociaux et environnementaux sont inévitables.

Dans certains pays, la mobilisation sociale a gagné en intensité, avec des manifestations nationales (comme cela s’est passé en Bolivie, en Équateur ou au Pérou), ou avec des mobilisations inédites (comme des manifestations d’agriculteurs à cheval en Uruguay). Mais, malgré la mobilisation sociale contre cette stratégie, les gouvernements progressistes la défendent car ils la considèrent comme fondamentale pour assurer la croissance économique, les exportations et même le financement des plans contre la pauvreté. Bien plus : presque tous les gouvernements progressistes de la région déploient de nouveaux types de contrôles pour freiner la mobilisation sociale. Là encore, ces contrôles ne ressemblent pas à ceux qu’exerçaient les précédents gouvernements conservateurs, qui recouraient de manière répétée à la répression policière ou militaire. Dans le cas du progressisme, ce contrôle s’opère en lançant de longues actions judiciaires contre les leaders citoyens, en cataloguant les mobilisations comme des actes criminels ou de sabotage, et en commençant à mettre en place de plus en plus de contrôles sur les ONG.

De cette manière, nous nous trouvons en face d’une gauche qui devient de moins en moins rouge, vu qu’elle ne peut gérer les revendications sociales en matière d’environnement ou de droits des Indiens, mais qui est davantage marron, de fait de sa tolérance des impacts environnementaux.

C’est une situation particulière, et pour ceux qui l’observent depuis d’autres continents, elle est même paradoxale. Sans doute les administrations progressistes sud-américaines se trouvent-elles à la gauche des gouvernements actuellement majoritaires, par exemple, en Europe. Le progressisme sud-américain a rompu avec le fondamentalisme néolibéral et défend l’État. Mais, simultanément, il promeut l’extractivisme, en utilisant dans certains cas des entreprises nationales, ou dans d’autres en passant des conventions avec des compagnies. Dans des secteurs comme les hydrocarbures, les gouvernements progressistes ont augmenté substantiellement leur appropriation de richesses, par exemple en augmentant les royalties, mais dans d’autres cas celles-ci restent très basses, comme dans l’exploitation minière. Ils renient le Fonds monétaire international et prennent leurs distances avec la Banque mondiale, mais ils conservent la même avidité pour l’investissement étranger, qu’ils continuent à recevoir à bras ouverts, et ils n’hésitent pas à utiliser leurs fonds propres pour financer l’extractivisme. Ils combattent les contraintes politiques imposées par le Nord, mais ils utilisent le même discours pour rogner les exigences sociales et environnementales dans leurs propres pays.

Comme beaucoup de mouvements citoyens ont appuyé l’arrivée au pouvoir de ces gouvernements progressistes, il n’a pas été simple de lutter contre ces contradictions. Mais les graves impacts de l’extractivisme mettent à nu cette problématique. Bien qu’ils disposent d’une large adhésion électorale, tous ces gouvernements affrontent maintenant différents mouvements de résistance. Dans tous les pays au gouvernement progressiste il existe des résistances citoyennes à l’extractivisme, y compris en Uruguay sous l’administration Mujica.

Même des gouvernements qui ont débuté sur la promesse d’un virage à gauche, sont finalement partis vers la droite pour protéger des investissements extractivistes. C’est le cas d’Ollanta Humala au Pérou. Il a gagné les élections en 2011 avec un programme qui, dans une de ses premières formulations, fut perçu comme progressiste, vu qu’il défendait, entre autres objectifs, une certaine récupération des ressources naturelles au profit de l’État et une plus grande réceptivité aux revendications citoyennes concernant les thèmes sociaux et environnementaux. L’optimisme initial, lié à la présence d’acteurs progressistes dans les ministères clés, comme celui de l’environnement, n’a pas prospéré. En effet, peu de mois après, le gouvernement Humala décida de soutenir le grand projet minier de Conga, dans le département de Cajamarca, malgré la résistance locale généralisée et l’évidence des impacts miniers. Il a préféré le chemin des « investissements et de l’ordre », comme l’indiquaient certains organes de presse à Lima, et a même fait appel à l’intervention des forces de l’ordre en décembre 2011. Cela provoqua une crise au sein du cabinet, le départ de nombreux militants de gauche du gouvernement et une fracture dans sa base politique. Le gouvernement s’est éloigné de la gauche en décidant de garantir les investissements et l’extractivisme.

Le soutien aux investissements extractivistes est l’une des caractéristiques de ces gouvernements. Néstor Kirchner faisait de même en Argentine, et plus encore sa successeure, Cristina Fernández. Cela a été mis en lumière par ce qu’on a nommé le « veto Barrick Gold » (un veto présidentiel à la Loi de protection des glaciers andins, mesure qui était perçue comme une menace environnementale pour la grande mine d’or de Pascua Lama, de l’entreprise Barrick Gold [2]. L’année dernière, dans au moins 12 provinces argentines, ont été enregistrées des manifestations ou des mobilisations citoyennes face aux extractivismes.

Au Brésil, pendant le gouvernement de Lula da Silva, les contrôles environnementaux ont été rendus plus souples ; avec Dilma Rousseff, la situation s’est tellement dégradée que les organisations citoyennes ont dénoncé le « plus grand recul de l’agenda socio-environnemental » des 30 dernières années [3].

Un cas dramatique se produit en Uruguay avec le gouvernement de José Mujica, ex-leader guérillero à la tête d’une des coalitions de gauche les plus structurées et stables du continent, bénéficiant d’une image personnelle d’austérité et de critique du consumérisme. Son gouvernement est décidé à changer la structure productive du pays, traditionnellement basée sur l’agriculture, les services et le tourisme, pour le transformer en pays minier. Il encourage ainsi un énorme investissement pour une mégaexploitation à ciel ouvert de fer, ce qui a provoqué des manifestations citoyennes en raison de ses impacts environnementaux et de ses bénéfices économiques incertains. Les réponses de Mujica sont très semblables à celles observées par exemple au Brésil, en Bolivie ou en Équateur. Dans ses discours à l’intérieur du pays, il se moque de l’écologie, considère ses adeptes comme des défenseurs attardés des cerfs ou des petits oiseaux, menace de démanteler le ministère de l’environnement et réclame qu’on lève les entraves aux investissements. Ce sont des postures très différentes des images qui, par moments, sont véhiculées dans le monde. Mais en faisant cela, la coalition de gauche qui gouverne l’Uruguay ne rompt pas avec des promesses environnementales vu qu’elle a toujours été sincère : son programme de gouvernement ne comporte aucune section consacrée à ces thèmes, ce qui montre clairement qu’elle est disposée à sacrifier la Nature pour s’assurer des investissements étrangers.

Ce ne sont que quelques exemples des contradictions actuelles des gouvernements progressistes. Ces contradictions résultent de stratégies de développement reposant sur une intense appropriation des ressources naturelles, où l’on parie sur les prix élevés des matières premières sur les marchés mondiaux. Leur macroéconomie est focalisée sur la croissance économique, l’attraction des investissements et la promotion des exportations. On cherche à ce que l’État capte une part de ces richesses, pour son propre fonctionnement et pour financer des programmes de lutte contre la pauvreté.

Avec ce type de développement, la gauche au pouvoir ne sait pas trop quoi faire des thèmes environnementaux. On défend l’extractivisme comme expression du progrès et de l’innovation, et sur cette base, plusieurs gouvernements ignorent ou rejettent les alertes citoyennes, dont ils se moquent ou qu’ils qualifient d’infondées, d’infantiles voire même de dangereuses. Mujica agit ainsi en Uruguay, mais celui qui insiste probablement le plus sur ce sujet, c’est le président équatorien Rafael Correa. D’un côté il pare l’exploitation minière d’attributs religieux, puisque c’est « la grande opportunité que Dieu nous a donnée pour sortir de la misère », la dotant de pouvoirs quasi magiques pour parvenir au développement – grâce à une mine de cuivre on pourra « éliminer la pauvreté ». De l’autre, pour Correa, ceux qui informent sur les impacts des mines sont infantiles ou démagogues et dans d’autres pays « on les mettrait dans un asile de fous » [4].

Quelques discours présidentiels intercalent des références écologiques, elles apparaissent dans les chapitres de certains plans de développement, et on entend même parfois des invocations à la Pacha Mama. Cette thématique a été mise à profit par Evo Morales en Bolivie, et grâce à elle, il a pu maintenir des revendications radicales au sujet de l’environnement global – ce en quoi il a parfaitement raison –, mais il ne fait pas de même au niveau local. C’est un appel à une Pacha Mama qui est avant tout planétaire, et localement peu présente. Dans ce pays, les exigences environnementales sont aussi perçues comme des entraves à la croissance économique. C’est ce qu’a clairement signifié le président de l’entreprise pétrolière bolivienne d’État (YPFB), en affirmant que les licences environnementales sont des entraves qui empêchent de rendre effectifs les investissements : pour « faciliter » l’arrivée de ces capitaux, il faut « désentraver » ces processus [5].

Le progressisme se sent plus à l’aise avec des mesures comme les campagnes pour abandonner le plastique ou changer les ampoules électriques, mais il se refuse à réaliser des contrôles environnementaux auprès des investisseurs ou des exportateurs, car ils y voient un frein au renforcement de l’appareil d’État et à l’aide économique aux plus nécessiteux. Le résultat est une gestion environnementale d’État affaiblie parce qu’elle ne peut s’attaquer aux problèmes les plus épineux, spécialement dans les zones rurales ou les aires naturelles.

Nous nous rendons compte que bien des camarades de la vieille gauche qui sont maintenant au gouvernement, au fond, continuent à rêver avec les idées classiques du développementisme matériel et restent convaincus qu’on doit exploiter au maximum les richesses écologiques du continent. Les plus âgés, et les chefs tout spécialement, considèrent que l’écologie est un luxe que seuls peuvent s’offrir les plus riches, et qui, pour cette raison, n’est pas applicable en Amérique latine tant qu’on n’aura pas jugulé la pauvreté. Peut-être quelques-uns de ces leaders, comme Lula ou Mujica, sont arrivés au pouvoir très tard et leurs postures sont insoutenables en plein XXIe siècle.

Ces contradictions signifient-elles que ces gouvernements sont devenus néolibéraux ? Certainement pas, et c’est une erreur de tomber dans des réductionnismes qui conduisent à les qualifier de cette manière. Ils restent des gouvernements de gauche, puisqu’ils cherchent à récupérer le rôle de l’État, qu’ils expriment un engagement auprès du peuple qu’ils espèrent concrétiser par des politiques publiques, et en générant un certain type de justice sociale. Mais le problème est qu’ils ont accepté un type de capitalisme aux forts impacts écologiques et sociaux, au sein duquel seules quelques avancées partielles sont possibles. Au-delà des intentions, leur insistance à réduire la justice sociale à des paiements mensuels en argent, les a plongés encore davantage dans la dépendance vis-à-vis des exportations de matières premières. C’est finalement le rêve d’un capitalisme bienveillant.

Il semblerait que le progressisme gouvernemental ne peut être qu’extractiviste, et que c’est le moyen privilégié pour soutenir l’État et affronter la crise financière internationale. L’obsession de conserver la présidence les rend craintifs et fuyants face à la critique, et ils perdent leurs capacités de nouvelles transformations. C’est toujours une gauche, mais d’un nouveau type, moins rouge et beaucoup plus progressiste, en ce sens qu’elle est obsédée par le progrès économique (Gudynas, 2010).

Les contradictions de ce type expliquent la distanciation croissante avec les écologistes et autres mouvements sociaux. Elles contribuent aussi à la généralisation d’une désillusion face à l’incapacité du progressisme gouvernemental à aller au-delà de ce capitalisme bienveillant. Auparavant, quand beaucoup de ces acteurs étaient dans l’opposition, les rencontres étaient possibles entre ceux qui demandaient la protection de la Nature et ceux qui exigeaient le changement des stratégies de développement. Ces vieilles alliances rouge-vert, entre la gauche et l’écologie, se sont perdues dans pratiquement tous les pays.

Parvenus à ce point, il est opportun de rappeler que la perspective écologiste distingue d’une part les thèmes « verts », centrés sur les aires naturelles ou la protection de la biodiversité, et d’autre part l’agenda qualifié de « marron », qui doit lutter contre les résidus solides, les effluents industriels et les émissions de gaz. Le regard vert est dirigé vers la Nature, tandis que le regard marron doit affronter les impacts du développementisme conventionnel.

Dans ce contexte, le progressisme gouvernemental en Amérique du Sud s’éloigne de plus en plus de la gauche rouge et, du fait de son obsession croissante pour le progrès, devient une « gauche marron ». Cette « gauche marron » est celle qui défend l’extractivisme ou exalte la monoculture. Face à cette dérive, la tâche immédiate ne consiste pas à renoncer, mais à continuer les transformations pour que la gauche soit autant rouge que verte.

Bibliographie

Bonasso, Miguel, 2011, El mal : el proyecto K y la Barrick Gold. Amos y servidores en el saqueo de la Argentina, Ciudad Autónoma de Buenos Aires, Planeta, « Espejo de la Argentina », 2011, 494 p.
Gudynas, Eduardo, 2010, « La ecología política del progresismo sudamericano : los límites del progreso y la renovación verde de la izquierda », Sin Permiso, n° 8, p. 147-167.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3258.
 Traduction de Sylvette Liens pour Dial.
 Source (espagnol) : envoi par l’auteur d’une version révisée et actualisée d’un article d’abord diffusé en mars 2012, 13 août 2013.

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[2Voir Bonasso, 2011.

[3« Retrocesso do governo na agenda sócio-ambiental » [Recul du gouvernement dans l’agenda socio-environnemental], déclaration de réseaux et d’ONG, mars 2012.

[4Exemples basés sur un discours du 10 décembre 2011 à Macas, Équateur.

[5Déclarations de C. Villegas à ERBOL, 21 décembre 2011.

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