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DIAL 3665

COLOMBIE - Du « Colombianazo » à la paix totale : Entretien avec María Gaitán

Diana Carolina Alfonso

samedi 29 juillet 2023, par Dial

L’assassinat de Jorge Eliecer Gaitán, le 9 avril 1948, et les mobilisations massives qui ont suivi, qualifiées souvent de « Bogotazo [1] » mais que María Gaitán, dans cet entretien conduit par Diana Carolina Alfonso [2], invite à appeler plutôt « Colombianazo » est un moment décisif dans l’histoire colombienne, à la fois rupture et basculement. Dans cet échange, María Gaitán, petite fille de Jorge Eliecer, essaie d’en restituer toute l’épaisseur historique et mémorielle. Entretien publié par ALAI le 22 mai 2023.


ALAI a réalisé en exclusivité un entretien avec María Gaitán, petite-fille du célèbre dirigeant Jorge Eliecer Gaitán et directrice du Centre national de mémoire historique. Quels méandres la mémoire historique colombienne a-t-elle parcourus dans sa quête de paix et de justice sociale ?

Jorge Eliecer Gaitán, le « noir » – selon le surnom que lui ont attribué les oligarchies colombiennes – fut une des figures les plus disruptives de l’histoire du continent. Son rêve a probablement fait partie des aspirations déçues dont les conséquences ont le plus marqué la Colombie, après l’assassinat politique de Simón Bolívar.

Né et élevé au sein d’une humble famille andine, Gaitán vécut une bonne partie de son enfance dans les escarpements du quartier Égypte, à la périphérie de Bogotá. Des années plus tard, il fut reçu avocat à l’Université nationale après avoir présenté une thèse sur les idées socialistes en Colombie. Son passage par l’université publique lui permit de s’affirmer comme un grand agitateur organique du Parti libéral.

Son voyage en Italie lui permit de perfectionner ses dons oratoires. Il y rencontra de grandes figures du droit pénal, parmi lesquelles le fasciste converti Enrico Ferri. L’Europe des années 20 a introduit dans la pensée de Gaitán un sentiment nationaliste particulier.

Après avoir reçu son titre de docteur des mains de Benito Mussolini en 1927, il revient en Colombie pour se hisser à l’avant-poste d’importantes luttes populaires. L’imminence de son triomphe dans les urnes en fait la bête noire des oligarchies libérales et conservatrices, et un allié encombrant pour le capital nord-américain. Il est tué par balles dans les rues de Bogotá le 9 avril 1948. Sur ses idées et le travail de mémoire, nous nous entretenons avec sa petite-fille María Gaitán Valencia, directrice du Centre national de mémoire historique.

J’aimerais vous interroger sur le 9 avril 1948, date de l’assassinat de Gaitán dans le centre de Bogotá. Quelles ont été les causes du magnicide de votre grand-père ? Qu’est-ce qui, dans ce répertoire idéologique et politique, l’a rendu si dangereux pour les classes dominantes colombiennes ?

Pour commencer, je voudrais dire que Gaitán est toujours considéré et catalogué comme un dirigeant libéral. Mais il n’a pas seulement été un dirigeant libéral, de sorte que le parcours qu’il a suivi doit être resitué dans son contexte. À ce moment de l’histoire de la Colombie existaient deux partis, le Parti libéral et le Parti conservateur. À cette époque, si vous n’apparteniez à aucun d’entre eux, vous n’aviez pas le moindre poids. Il s’agit de deux partis qui sont entrés en conflit dès la création même des républiques sur tout notre continent. En 1934, voyant que les idées libérales n’étaient pas représentées au sein du parti libéral, Gaitán crée l’Union nationale de la gauche révolutionnaire (UNIR). Mais il comprend ensuite qu’il serait important de réintégrer le Parti libéral et d’y infuser les idées socialistes, chose qu’il réussit avec la conquête de la direction du parti en 1944. Le premier article du « Plan Gaitán » dit clairement que « le Parti libéral est le parti du peuple ». Il avait l’habitude de dire que la Colombie n’avait pas deux partis mais qu’elle avait été divisée en deux. C’est fondamental pour comprendre ce qui se passait ces années-là dans la politique colombienne.

Si Gaitán est important, ce n’est pas parce qu’on l’a tué, mais du fait de tout le parcours politique qui fut le sien dès qu’il était sardino, ainsi qu’on appelle les personnes très jeunes en Colombie. Déjà à dix ans, il était très conscient du travail qu’il avait à accomplir. Sa mère, Manuela Ayala, raconte que lorsqu’elle « lui a mis son premier pantalon [3] », Gaitán lui a déclaré qu’une mission très importante l’attendait en Colombie. À partir de ce moment, sa conscience politique et son besoin de transformer la Colombie en un pays véritablement démocratique n’ont cessé de se renforcer. Au collège, il donnait déjà des cours d’italien, et l’Italie était l’un des lieux les plus influents en matière de droit pénal. Il décida très tôt de se rendre en Italie.

À la fin de l’université, Gaitán écrit « Les Idées socialistes en Colombie », proposition centrée principalement sur la transformation économique du pays. Il a beaucoup de mal à faire accepter son travail par l’Université nationale, selon laquelle, dans sa thèse de fin d’études, on attend d’un étudiant en droit qu’il présente des arguments en rapport avec la loi et non un plan économique et politique. Toutefois, ces idées, écrites à 21 ans, formeront la colonne vertébrale de l’évolution de sa pensée.

À son retour de l’Italie, les États-Unis, associés au gouvernement de l’époque, commirent ce qui constitue peut-être le premier massacre connu contre les travailleurs colombiens. Ces actes furent perpétrés pour le compte de la United Fruit Company, chargée du négoce de la banane. En réponse aux revendications formulées par les ouvriers pour de meilleurs salaires, de meilleures conditions de travail et une journée de travail définie à l’avance, la force publique décida de les assassiner. Les arguments avancés par Gaitán après le « Massacre des bananeraies » lui valurent le titre de « tribun du peuple » lorsqu’il prit la défense des travailleurs devant le congrès entre les années 1928 et 1929. Cela eut pour effet que l’on commença à remettre en question l’action des États-Unis, tandis que des fissures se faisaient jour dans l’hégémonie conservatrice et ecclésiastique enkystée depuis tant d’années dans la structure politique colombienne.

Après son ralliement au libéralisme, Gaitán comprend que le parti désormais au pouvoir [4] est loin des idées libérales, et encore plus des idées socialistes. Comme je le disais tout à l’heure, il n’a pas été un dirigeant libéral, mais un représentant du peuple du « pays national », selon ses propres termes, qui englobait libéraux, conservateurs, communistes, socialistes, indépendants ainsi que les femmes, parce qu’il faut se rappeler qu’à cette époque les femmes ne votaient pas, elles n’en avaient pas le droit.

Mais c’est à l’intérieur du Parti libéral que le gaitanisme a commencé à s’organiser, sous différentes appellations selon les régions. Tel fut le pouvoir de Gaitán : celui d’unir le pays. Gaitán était ouvert à tous, y compris aux communistes, qui se sont presque toujours alliés à d’autres partis contre lui. Après son assassinat, et même avant, différents secteurs se sont repentis de cette position.

Que s’est-il passé le 9 avril ? Quelles furent les conséquences structurelles du Bogotazo ? Qu’est-ce qui a changé en Colombie à partir de cette date ?

Les événements du 9 avril sont connus sous le nom de Bogotazo, parce que c’est dans la capitale qu’eurent lieu les manifestations de réprobation les plus visibles. Nous restons un pays très centralisé, et on dirait que tout ce qui ne se passe pas à Bogotá n’existe pas. Mais s’il fallait mieux décrire ce qui s’est passé, il faudrait parler d’un « Colombianazo ». Ce fut la réponse d’un peuple qui avait ouvert les yeux et qui avait pris en main le travail de restauration morale et démocratique de la république.

Il s’agit d’une lutte entamée par Gaitán à partir de 1948, sous le second gouvernement libéral d’Alfonso López, qui avait affiché une orientation plus progressiste durant son premier mandat. Pendant le second mandat, Gaitán a pris très clairement ses distances en recensant et dénonçant les actes de corruption de ce Parti libéral, dirigé alternativement par Alfonso López Pumarejo, Alberto Lleras Camargo, Carlos Lleras Restrepo et tous ceux qui se sont accaparé à nouveau le parti à leur profit après le 9 avril.

Quand on lit la presse de l’époque, on comprend la profonde inquiétude de ces gens au pouvoir, du « pays politique » comme disait Gaitán, face aux avancées du gaitanisme. Les grands médias commencent à le traiter de noir ou d’Indien, croyant ainsi l’insulter, alors que pour lui ces qualificatifs étaient source de fierté. Gaitán comprend le rôle fondamental joué par les médias ; il s’empare donc de la radio et crée le journal Jornada, financé par les gens qui le soutiennent. Il crée également la maison d’édition Patria, à laquelle les gens pouvaient adhérer pour un peso ou cinquante centimes.

Gaitán revient alors au Parti libéral, son cheval de Troie. Les États-Unis prennent note de ce retour, et comprennent que, tôt ou tard, il arrivera au pouvoir. Gaitán s’est toujours vu reprocher d’avoir « divisé » le Parti libéral. Mais ce n’est pas vrai : il a expliqué sans relâche qu’il fallait réunir une convention populaire pour désigner un candidat du peuple, ce qui s’est produit à Bogotá, sur la Plaza de Toros, où des délégués de tout le pays l’ont élu candidat du « pays national » face au candidat des libéraux au pouvoir, Gabriel Turbay. Turbay a perdu les élections ; il est trahi alors par ces libéraux qui ont compris que seul Gaitán avait des chances de l’emporter. Pour les coupoles des partis de gouvernement, libérales ou conservatrices, la seule chose qui comptait était de conserver le pouvoir social, économique, culturel et politique.

Pourtant, Gaitán perdit les élections du 5 mai 1946 tout en assurant : « La lutte commence aujourd’hui ! » J’ai effectué un voyage de six mois à travers la Colombie, entre 1997 et 1998, pour recueillir des témoignages de ses partisans qui se souvenaient encore de Gaitán et avaient participé à son mouvement à la fin des années quarante. Beaucoup disaient : « J’étais libéral, jusqu’au jour où j’ai entendu son appel, et alors je suis devenu gaitaniste. » Il ne faisait aucun doute qu’il remporterait les élections présidentielles suivantes, celles de 1950, tellement qu’on a assisté dès 1947 à des actions de persécution beaucoup plus dangereuses que les stratégies médiatiques.

On a alors commencé à brûler des maisons, assassiner des personnes, poursuivre des leaders, etc. Aux élections de 1947, Gaitán l’a emporté aux assemblées et au Congrès dans tout le pays. C’est à ce moment-là, devant l’imminence de sa victoire, que se multiplient les politiques visant le mouvement gaitaniste.

Le 7 février 1948, quelques mois avant l’assassinat de Gaitán et de nombreux gaitanistes, le « pays national » appelle à une manifestation silencieuse sur la Plaza de Bolívar, à Bogotá, une marche absolument muette décrite de très belle façon par Gabriel García Márquez. On raconte qu’elle a réuni 100 000 compatriotes venus des quatre coins du pays en bus, à cheval, à pied, voire pieds nus. Il y avait beaucoup de femmes et d’enfants qui écoutaient Gaitán dire la prière pour la paix, véritable merveille improvisée de poésie et de refus du génocide en cours. Il avait déjà été nommé chef unique du Parti libéral à la suite des élections de 1947.

Il a averti le président d’alors, le conservateur Mariano Ospina Pérez que, s’il n’arrêtait pas la violence contre le peuple, on pourrait s’attendre à une réaction de légitime défense. Et ce qui est arrivé. Le 9 avril les gaitanistes de tous les partis sont descendus dans la rue pour manifester leur douleur et leur regret de voir s’évanouir un espoir qu’ils entretenaient depuis tant d’années. Dans un geste de défense, et pour protéger leurs familles, ces hommes et ces femmes se sont repliés dans les montagnes, au plus profond de cette diversité colombienne qui nous enveloppe de sa magie et fait partie de notre plus grande richesse. Sans ces faits, on ne peut comprendre pourquoi Tirofijo [surnom donné à Manuel Marulanda] a dirigé pendant autant d’années la guérilla des FARC, constituée en 1964. Celui-ci a pris les armes dès la fin de 1948 en réaction à la persécution menée par l’État contre lui et ses cousins, fervents partisans de Gaitán.

C’est dans les montagnes que commence à se former ce contingent libéral qui est clairement une force d’autodéfense gaitaniste face à l’État. Son organisation se développe jusqu’en 1964, lorsqu’il se constitue en guérilla. À ce moment-là, la révolution cubaine a déjà eu lieu, suivie d’une vague insurrectionnelle qui a également eu une incidence en Colombie, tant dans les FARC qu’au sein de l’Armée de libération nationale (ELN), issue d’une lutte pour la défense de la zone pétrolière de Barrancabermeja menée par un syndicaliste du nom de Rafael Rangel. Il se produit la même chose dans les environs de Bogotá, dans la zone [du plateau] de Sumapaz, dont la lutte historique pour la terre est légendaire. De là viennent des leaders communistes comme Juan de la Cruz Varela, qui fait aussi partie des cadres gaitanistes qui ont pris les armes.

De nombreux échanges de courrier ont précédé ces guérillas. Des chefs insurgés écrivaient à Gaitán, comme les frères Loaiza, Tirofijo lui-même ou Juan de la Cruz. Ils lui rapportaient les avancées du gaitanisme dans leur secteur, jusqu’au jour où la communication s’est interrompue parce qu’après le magnicide il n’y avait plus personne avec qui établir des ponts de dialogue pour une restauration morale et démocratique de la république. Les personnes qui se réfugièrent dans les montagnes pour échapper à la violence étatique furent traitées de bandits dans les médias.

Comment êtes-vous devenue directrice du Centre national de mémoire historique ? Quels sont les défis que le Pacte historique doit relever pour atteindre ce qu’on en est venu à appeler la « paix totale » ? Et quel doit être, selon vous, le rôle de l’institution que vous dirigez ?

La mémoire historique en Colombie se reconstruit depuis bien avant l’adoption de la loi 1.448 de 2011. Le peuple colombien conserve l’art de l’oralité et s’est transmis à travers les générations l’espoir de cette transformation, en ne permettant pas que la mémoire se mue en oubli. Nous appartenons à la quatrième génération née depuis cette époque et nous approchons de la cinquième. Nous faisons partie de générations qui ont entendu le message de Gaitán et du gaitanisme.

Lors de l’examen de la loi, on s’est accordé sur l’année 1985 pour commencer à accorder des réparations matérielles aux victimes, pour la simple raison, invoquée par le Congrès, qu’il n’y avait pas d’argent pour donner réparation aux victimes des décennies antérieures. C’est pourquoi, quand on parle de plus de neuf millions de victimes, il faut garder en tête qu’il s’agit d’un découpage arbitraire. Mais que s’est-il passé avant ?

L’oubli est un autre acteur du conflit armé en Colombie. Le 9 avril doit donc être considéré comme un moment décisif de cette histoire. Pour cette raison, je me suis personnellement battue pour que le jour de commémoration des victimes ne soit pas le 10 décembre [journée internationale des droits humains, décrétée par les Nations unies en 1948]. Tout combat pour la mémoire historique est aussi un acte politique, et on se heurte ici à la résistance de nombreux requins qui s’opposent à une mémoire historique démocratique.

Cette mémoire se trouve sous l’emprise d’un vaste monopole et certaines dates sont adoptées pour qu’on en oublie d’autres. Mais le 9 avril est le jour où – pour parler familièrement – « la Colombie est partie en live ». Cette journée a coupé en deux l’histoire nationale. Cette journée peut nous aider à réfléchir sur pourquoi nous, les Colombiens, nous nous entretuons, et pourquoi le « pays politique » continue de nous diviser. C’est seulement maintenant, avec ce gouvernement du Pacte historique, que nous entrons vraiment dans une phase de changement.

Le président Gustavo Petro considère qu’en Colombie nous devons « revitaliser la mémoire ». Pour ce faire, comme nous en avons discuté avec lui, nous ne pouvons pas nous contenter de continuer à imposer des dates dans le calendrier. Dans ce travail de mémoire, le territoire national n’a pas été écouté, parce que notre vision politique ou, du moins, nos actions politique restent très centralisées. C’est pourquoi l’institution que je dirige doit se tourner vers les petits sentiers, les champs, les villages, les rivières, les montagnes, les déserts, les forêts et les bois ; elle doit écouter le territoire, y compris la nature, elle aussi victime du conflit.

Nous devons en outre commencer à nommer sans crainte les responsables à l’origine de ce conflit, qui ont été invisibilisés jusqu’à présent. Il ne s’agit pas seulement de la vérité et de savoir « qui a donné l’ordre », mais d’avancer vers une transformation culturelle qui nous permette de nous regarder les uns les autres droit dans les yeux et de nous reconnaître comme Colombiennes et Colombiens.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3665.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : ALAI, 22 mai 2023.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

responsabilite


[2Diana Carolina Alfonso est une journaliste et historienne colombienne. Elle est doctorante en histoire à l’Université nationale de La Plata et boursière doctorale du CONICET (Argentine), collaboratrice d’ALAI et codirectrice de l’émission radiophonique Al Sur del Río Bravo.

[3Dans le passé, les garçons portaient des bermudas qui descendaient jusqu’au genou pendant toute leur enfance. Ce n’est qu’à la puberté qu’ils commençaient à revêtir des pantalons longs, des pantalons d’hommes… – note DIAL.

[4Le parti libéral est au pouvoir entre 1920 et 1946 – note DIAL.

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