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DIAL 2696

NICARAGUA - L’implantation d’une multinationale en zone franche

Jon Ander Bilbao

jeudi 1er janvier 2004, mis en ligne par Dial

De nombreux dossiers ont déjà été publiés par DIAL sur l’implantation des maquilas, ces filiales de multinationales localisées en zone franche et jouissant de nombreuses exonérations, situées essentiellement sur la frontière nord du Mexique et en Amérique centrale. À partir d’un cas nicaraguayen, l’article ci-dessous permet de bien comprendre le fonctionnement de ces entreprises, les effets produits tant sur la vie des personnes qu’à un plan économique plus global. Il procède également à une intéressante appréciation d’ensemble de leur présence. Article de Jon Ander Bilbao, anthropologue, paru dans Envío (Nicaragua), juin 2003.


« La maquila, c’est comme l’aspirine : elle soulage, mais elle ne guérit pas et ses effets durent peu »

On a l’habitude de dire que, au Nicaragua, la maquila est née sous le gouvernement de Violeta Chamorro mais, en réalité, il y a eu des maquilas durant les cinq derniers gouvernements. On a vu apparaître de ces entreprises de sous-traitance, qui produisaient des vêtements en zone franche, en 1965, pendant le gouvernement Somoza. Entre 1965 et 1979, on a compté 12 usines de vêtements, qui employaient quelque 8 000 travailleurs au total. Pendant le gouvernement sandiniste, la zone franche a subsisté, avec cinq usines de vêtements, toutes des entreprises d’État, qui employaient environ 3 000 travailleurs. C’est en 1992, sous le gouvernement Chamorro, que les maquilas ont commencé à prendre de l’essor, lorsqu’a été approuvée une loi pour les zones franches. Autant cette loi désavantage les travailleurs, autant elle favorise les investisseurs étrangers, qui bénéficient toujours de la complicité du ministère du travail. À la fin du gouvernement Chamorro, il existait 17 maquilas de vêtements où travaillaient plus de 9 000 personnes. L’explosion des maquilas se produit pendant le gouvernement Alemán, avec 33 usines de vêtements employant 35 000 personnes. Sous le gouvernement Bolaños, les usines de vêtements en place s’agrandissent et, aujourd’hui, on en compte 34, dans lesquelles travaillent 47 000 personnes. Il s’y ajoute 20 usines qui produisent autre chose que des vêtements. Il s’est également ouvert, sur la route de Mateare, une première usine textile qui fabrique non pas des vêtements mais de la toile de coton. C’est pourquoi on observe un retour à la culture du coton.
Le président Bolaños a annoncé que, au terme de son mandat, 100 000 Nicaraguayens travailleraient dans les usines situées en zone franche. Lorsqu’il a fait cette annonce, il était prévu d’ouvrir en 2002 une gigantesque zone franche couverte sur 85 000 mètres carrés, avant la zone franche actuelle de Las Mercedes, qui pourrait abriter jusqu’à 8 000 personnes, et une autre encore plus grande, à environ 3 kilomètres de Granada, couverte sur 100 000 mètres carrés. Or, en 2003, la première pierre de ces deux complexes n’a pas encore été posée. Non seulement beaucoup de femmes et d’hommes rêvent, comme la laitière de la fable, d’être embauchés dans la maquila et s’imaginent que, avec un emploi fixe et un salaire assuré, leur existence s’améliorera jour après jour. Mais il semblerait aussi que, avec la maquila, le gouvernement réécrive à sa façon « la fable de la laitière ».

Il existe aujourd’hui des maquilas de vêtements dans le monde entier. Les usines de l’Asie, de l’Inde, du Pakistan et de l’Indonésie approvisionnent les marchés européens. La maquila latino-américaine est la plus récente et, peut-être, la plus inhumaine. Elle dessert presque exclusivement le marché américain. L’entreprise a commencé à s’étendre en Amérique latine dans les années 60. Les premières usines ont été installées par les États-Unis à la frontière du Mexique – Chihuahua, Tijuana, Mexicali -, dans le but de freiner l’immigration. Puis ces usines se sont multipliées dans tout le Mexique et dans d’autres pays du continent. On a très vite vu que ces usines ne ralentissaient pas l’immigration. En effet, ce sont les femmes qui ont commencé à affluer en masse dans ces usines, alors que les immigrants étaient les hommes. L’immigration aux États-Unis a continué de progresser et la maquila a favorisé les mouvements de personnes à la recherche de travail entre diverses zones du Mexique et la frontière. La même chose se produit au
Nicaragua, à savoir des migrations de paysans vers les quartiers périphériques des zones franches de Managua et de ses environs. La majorité des usines se sont implantées autour de Managua, et près des lacs, lagunes et rivières. Dans un pays qui n’applique aucune mesure environnementale, cela permet à ces usines de déverser impunément dans les eaux des matières toxiques, produits chimiques, colorants et autres poisons du même type.

Enquêter

Durant deux années, j’ai effectué une étude sur la maquila d’El Progreso, au Honduras. Le nombre de personnes qui y travaillent se monte à 120 000, soit beaucoup plus qu’au Nicaragua. Depuis plus d’un an, nous étudions la maquila du Nicaragua, et en particulier Presitex, l’usine de vêtements installée à Sébaco, et en opération depuis plus de deux ans. C’est la seule maquila du Nicaragua installée à la campagne. Nous avons voulu connaître l’incidence de ce type d’usine dans une zone rurale. Quels en étaient les effets ? Quelles attentes créait-elle ? Et pourquoi une maquila à Sébaco ? Avec l’équipe de la recherche sur la maquila de Nitlapán-UCA, nous avons entamé une enquête dans cette zone et sur cette usine. Nous possédons déjà quelques données que nous pouvons commencer à diffuser. Les anthropologues que nous sommes, pas plus que les sociologues, n’avons de facilités pour enquêter directement sur ce qui se passe à l’intérieur des maquilas. Les propriétaires ne fournissent jamais de renseignements, et toute l’information est gardée secrète. Nous devons mener notre enquête en interrogeant des travailleurs des deux sexes, qui se contredisent souvent et nous communiquent des renseignements partiaux et dispersés.

Une main-d’oeuvre essentiellement féminine

À Sébaco, comme dans le reste des entreprises situées en zone franche au Nicaragua, en Amérique centrale et en Amérique latine, la main-d’œuvre est essentiellement féminine, dans une proportion qui peut atteindre 80%. À Sébaco, 87% des travailleurs sont des femmes. Nous avons également découvert que Sébaco n’est pas en mesure de fournir à cette usine tout le personnel voulu. 60% de la main-d’œuvre n’est pas originaire du secteur et arrive à l’usine de localités rurales aussi éloignées que Tuma-La Dalia, Esquipulas, Terrabona, San Isidro, Ciudad Darío, Estelí, Santa Rosa del Peñón… Il y a même des femmes qui viennent de Malpaisillo. Toutes ces zones souffrent du chômage. Pour notre enquête, nous nous sommes intéressés à l’existence de 35 familles de La Dalia, Santa Rosa del Peñón et Terrabona, trois localités extrêmement pauvres. À Tuma-La Dalia, la crise du café a privé d’emploi des milliers de personnes, et ce secteur pâtit d’une famine chronique. Santa Rosa del Peñón et Terrabona sont des zones extrêmement pauvres, très sèches, où la terre se prête très mal à l’agriculture. Parmi les gens que nous avons interrogés, il y a aussi des travailleurs de la zone indigène de la « rizière ».

L’entreprise Presitex possède 14 grands autobus pour acheminer les travailleuses et travailleurs, lesquels doivent acquitter un titre de transport minime mais bien réel de 2,50 córdobas (environ 0,10 euros) par jour. Les autobus arrivent à l’usine bondés et déversent les centaines de personnes qu’ils ont ramassées le long du chemin. L’entreprise a également aidé les travailleurs à acheter quelque 600 bicyclettes, raison pour laquelle un grand nombre d’entre eux viennent à l’usine en vélo, en plus de ceux qui s’y rendent à pied.

Pendant la révolution, Sébaco, lieu célèbre pour ses produits maraîchers, son ail et ses carottes, a abrité durant trois ans un des mégaprojets stratégiques agro-industriels du gouvernement sandiniste. Grâce à des investissements bulgares ainsi qu’à des machines et du personnel qualifié bulgares et italiens, on y a produit du concentré de tomates en conserve et, sur la fin, d’autres produits agricoles industrialisés. Il y avait des plans gigantesques pour accroître la production. En 1990, à la suite de la déroute électorale du FSLN (Front sandiniste de libération nationale), le projet fut abandonné puis mal vendu lors d’opérations de privatisation confuses. En 1999, des entrepreneurs de Taiwan – des liens étroits s’étaient tissés entre Taiwan et le gouvernement Alemán, avec de nombreuses « faveurs » à l’appui – découvrirent ces installations, déjà désaffectées, et la région leur plut. Ils investirent environ 12 millions de dollars et transformèrent l’édifice en une maquila pour la confection de pantalons. Parmi les maquilas qui existent actuellement au Nicaragua, 97% se consacrent à la confection. Et 99% de tout ce que produisent ces usines est exporté à destination de chaînes de magasins des États-Unis. Seul 1% prend le chemin du Canada. Un pantalon qui se vend 48 dollars aux États-Unis coûte 3 dollars à produire au Nicaragua.

Les avantages de la zone franche

Les étrangers qui investissent dans la maquila profitent de l’exploitation de la main-d’œuvre nationale ainsi que des incitations et exonérations fiscales que leur octroie le gouvernement et qui leur permettent de réaliser des gains qui seraient impossibles dans leur propre pays, où ils devraient verser des salaires supérieurs et où ils ne bénéficieraient pas des mêmes privilèges. Au Nicaragua, les entreprises en zone franche jouissent d’une exonération totale de l’impôt sur le revenu de leurs activités, des droits sur l’importation de machines, d’équipements et d’outillage, des taxes municipales, et de tarifs privilégiés d’eau et d’électricité… Le gouvernement offre à ces entreprises des conditions spéciales pour les attirer dans le pays et pour qu’elles y restent. Ce qui reste au Nicaragua se sont les salaires versés, toujours très bas. À Sébaco, les Taiwanais versent des salaires de 450 à 500 pesos par quinzaine [1]. Avec un tel salaire, quiconque a une famille nombreuse, ce qui est le cas de toutes les familles à la campagne, n’arrive même pas à s’alimenter correctement.
Maquila est un mot arabe qui désigne une mesure de capacité. Au Moyen Age, elle servait en Espagne à mesurer l’huile ou la farine que les paysans devaient remettre au propriétaire du moulin où ils venaient moudre leurs olives ou leur blé. Ils remettaient au « seigneur de la presse », à titre de « maquila », sept ou dix pour cent de tout ce qu’ils moulaient. Les Mexicains ont repris ce terme pour désigner les usines en zone franche. Et le nom est resté. S’ils ont choisi ce terme, c’est peut-être en pensant au maigre pourcentage qui revient au pays sous la forme de salaires de misère, ou peut-être à la dépendance du pays à l’égard du « meunier » étranger à la tête de ce type d’entreprise.
Au Nicaragua, 79% du capital des zones franches est asiatique, et provient principalement de Taiwan et de la Corée du Sud. Il s’y ajoute quelques capitaux de Malaisie et des Philippines. Le reste se compose de capitaux américains. Les dirigeants et cadres des maquilas sont à 75% asiatiques. Ils exercent un pouvoir despotique et autoritaire sur les travailleurs, les Coréens se révélant à ce chapitre encore plus durs que les Taiwanais. La maquila du Nicaragua se consacre pour 79% à la fabrication de vêtements. Le reste se répartit entre les chaussures, les communications, les parures, les perruques… La maquila produit également du tabac depuis le gouvernement Alemán.

Attentes et espérances de la main-d’oeuvre féminine

Que dire de la maquila de Sébaco ? Jusqu’à récemment, les jeunes femmes de ces zones rurales quittaient leur village pour travailler comme employées de maison à Managua, León et dans d’autres villes, où elles gagnaient des salaires très bas, de 300 à 700 pesos [2]. D’autres émigraient, elles aussi comme employées de maison, au Costa Rica ou au Guatemala. Pour elles, il n’y avait pas d’autre issue possible. C’est pourquoi l’implantation de la maquila de Sébaco éveilla chez les femmes de grandes attentes. Elles y virent un moyen de progresser sans avoir à émigrer et abandonner leur communauté et leur famille. Si elles avaient des enfants, l’usine leur offrait la possibilité de rentrer à la maison pour s’occuper d’eux. Le fait de passer de la situation d’employées de maison ou d’ouvrières agricoles temporaires à celle de travailleuses fixes dans une usine de la ville, dans laquelle elles percevraient chaque quinzaine un salaire fixe, fit naître beaucoup d’illusions.

Des horaires exténuants

Dans la réalité, les femmes qui se rendent de La Dalia et d’autres villages à Sébaco, à 65 kilomètres de là, doivent se lever à 3 heures du matin pour préparer le repas de leur famille, se trouver sur la route à 5 heures pour prendre l’autobus de ramassage, puis effectuer 10 heures d’un travail exténuant, avant de regagner leur foyer à 9 heures du soir. A Presitex, lorsqu’elles font des heures supplémentaires, leur salaire augmente légèrement (590 pesos par quinzaine) [3]. Mais, pour beaucoup de ces femmes, il est impossible de faire des heures supplémentaires. Car à quelle heure rentreraient-elles chez elles, et par quel moyen si elles ne pouvaient plus compter sur l’autobus de l’entreprise ?

Un salaire ou deux salaires dans une même famille

Dans une famille rurale type, composée de cinq, sept ou huit bouches à nourrir, le salaire d’une personne ne suffit pas à assurer à toutes une alimentation de base. Dans ce cas, la maquila leur permet simplement de ne pas mourir de faim, rien de plus. Lorsque, dans une famille, deux personnes travaillent – cas relativement fréquent –, les espoirs grandissent et certaines réalités commencent à se concrétiser. Quelques améliorations se font jour dans le foyer. Celui-ci s’équipera, par exemple, de quatre chaises en plastique, de celles que l’on voit partout à Managua. Elles remplaceront les bancs en bois sur lesquels la famille se serrait. Un poste de radio fait son apparition. De temps en temps, on mange du bœuf ou du poulet. D’autres problèmes disparaissent dès lors que trois personnes travaillent dans la maquila et rapportent trois salaires au foyer. Il existe aussi des cas de ce type. Avec trois personnes qui travaillent, on commence à voir apparaître des excédents, les lits sont rénovés, le drap accroché au plafond pour séparer les chambres est remplacé par une cloison. L’exemple le plus significatif des améliorations attribuables au travail dans la maquila, bien que lui aussi atypique, se trouve à Cuajiniquil, dans une famille où trois sœurs célibataires travaillent à Presitex et la quatrième, mariée, possède une petite affaire et gère les trois salaires. La présence à Cuajiniquil d’un réfrigérateur contenant des bières à vendre constitue le signe le plus évident d’une amélioration de la situation économique. Au bout du compte, une abondante main-d’œuvre familiale est nécessaire pour que la maquila ait un vrai sens économique.

En septembre 1999, cette usine a ouvert ses portes avec 500 travailleurs à qui les Taiwanais ont appris à utiliser les machines. Il n’existait aucune culture industrielle dans la zone. La même chose s’était produite avec l’installation du complexe agro-industriel bulgare. En février 2000, la production de pantalons a commencé avec ces 500 travailleurs, que les Taiwanais payaient au départ 45 córdobas par jour [4]. Mais, un jour, un riziculteur de Matagalpa a demandé aux Taiwanais de réduire ces salaires « exorbitants », parce que lui-même payait 15 córdobas [5] par jour ses « Indiens » et qu’ils risquaient tous de prendre le chemin de l’usine. Les Taiwanais ont donc abaissé le salaire de 45 à 20 pesos, mais ils l’ont relevé par la suite. L’usine a pris de l’ampleur, mais dans les limites qu’impose la réalité.

Dans un premier temps, en 2000, l’usine n’a adopté aucune mesure environnementale : les eaux et leurs colorants, contenant des matières toxiques cancérigènes, arrivaient au Zangón Negro, passaient de là dans le Río Grande de Matagalpa, puis se déversaient dans la mer des Caraïbes. Après de nombreuses dénonciations des médias et d’associations comme le Centre Humboldt, et à la suite de décisions du ministère de l’environnement, l’usine a inauguré en 2003 un système moderne de traitement et d’élimination de ces produits toxiques.
Il est curieux que, dans les années 80 et aujourd’hui, vingt ans plus tard, Sébaco ait attiré deux projets mégalomanes. Sébaco n’est qu’un carrefour, une croisée de chemins, où l’on trouve des stations d’essence, un petit marché réputé pour ses fruits et légumes, et un marché d’outillage agricole. Mais c’est tout. Pourquoi installer à Sébaco des complexes aussi énormes, des « éléphants blancs », comme on disait dans les années 80 ? En février 2000, le Taiwanais qui a inauguré l’entreprise a annoncé, peut-être contaminé par cette mégalomanie, que le complexe serait complètement terminé en trois ans, en trois étapes, et qu’il serait alors en mesure de produire 100 000 jeans par jour avec un effectif de 7 000 travailleurs. 100 000 pantalons par jour ! Pourquoi une localité aussi petite et limitée que Sébaco invite-t-elle à la mégalomanie ? Question curieuse parce que, en réalité, aujourd’hui, la maquila qui a été installée n’intéresse pas particulièrement les gens de Sébaco. Il suffit de parler, par exemple, avec le maire de Sébaco pour apprendre que, à la mairie, on ne sait rien de ce qu’est la maquila exactement, de ce qui s’y passe, ni de ses retombées sur la population du secteur.

Les aléas du marché

A la fin 2000, l’usine comptait déjà 2 000 travailleurs. En 2001, après les attentats terroristes du 11 septembre, la consommation ayant baissé aux Etats-Unis, il a fallu réduire la production et licencier du personnel. L’usine s’est retrouvée avec 1 460 travailleurs. Les effectifs évoluent en dents de scie. C’est toujours comme ça. Tout dépend de la demande dans les magasins américains, des caprices de la consommation, tout comme la production dépend de la mode. Le nombre d’employés fluctue aussi pour d’autres raisons. En juin 2002, la maquila de Sébaco a subi un « audit ». Actuellement est menée aux États-Unis une vive campagne pour la défense des droits des femmes qui travaillent dans les maquilas des pays du Sud, campagne au terme de laquelle ces entreprises sont sommées de ne pas se transformer en des antres où l’on exploite l’être humain et où les droits de l’homme et du travail sont bafoués. Les audits ont été effectués par un avocat et un économiste de l’entreprise américaine qui achète la production de la maquila. Parfois, un inspecteur se présente sans prévenir dans l’usine. En l’espèce, il a exigé des Taiwanais qu’ils le laissent rencontrer 30 travailleuses librement choisies. Après qu’il eut discuté avec elles, inspecté les toilettes, vérifié la nourriture et le lieu de travail, et entendu les plaintes de mauvais traitements, l’entreprise américaine a mis fin au contrat passé avec Presitex pour l’achat de sa production. Il en a résulté une réduction de la production, ainsi que du nombre de travailleurs : 200 d’entre eux ont été licenciés.

Faire céder le ministère du travail

Depuis, les effectifs de l’usine ont augmenté et, aujourd’hui, 2 043 personnes travaillent dans la zone franche de Sébaco. Ces fluctuations s’accompagnent d’une instabilité extrême et engendrent une grande insécurité dans le personnel. En janvier 2003, les travailleurs se sont lancés dans une grève quotidienne sur le tas pour réclamer leurs étrennes de fin d’année. Le président de Presitex, Sam Ho, a alors annoncé que, pour différentes raisons, dont la grève, l’usine de Sébaco avait déjà perdu 6 millions de dollars, et il a averti le gouvernement que, s’il n’était pas mis fin à la grève, l’entreprise se retirerait du pays. Une menace dont ces investisseurs usent constamment avec le gouvernement : si le ministère du travail ne leur cède pas sur tout, s’il ne les défend pas pour tout… ils s’en iront. Et c’est en pratiquant ce chantage qu’ils ont réussi à remporter toutes les batailles. À Sébaco, il n’existe pas de culture industrielle, de culture de l’usine. Partout dans le monde, dans les villes et les villages qui ont abrité ou abritent des industries, il existe toute une culture autour de l’usine : elle constitue un point de référence, une marque d’identité, un but, elle est la source d’un sentiment d’appartenance, d’enracinement… L’avenir s’organise autour de l’usine : la carrière que l’on prépare, les plans que l’on fait en famille, les études que l’on suit, la conception que l’on acquiert du travail et de l’organisation de la vie. L’usine crée toute une culture. À Sébaco, la maquila se juxtapose complètement à une réalité qui est rurale. Et cela accroît naturellement d’autant plus le risque que les investisseurs s’en aillent un jour… sans rien laisser. Le paysan a une autre culture. Les réflexions d’une femme de 36 ans et de sa fille de 18 ans, toutes deux employées à la maquila de Sébaco, sont à cet égard intéressantes. Elles se disent satisfaites parce que, aujourd’hui, elles gagent un salaire et qu’elles gèrent leur argent, mais la réalité industrielle, qui leur est complètement inconnue, ne manque pas de les surprendre jour après jour : « Ici, tout est imposé, on ne fait rien de son plein gré, il faut obéir pour tout. » C’est parce que la discipline, les horaires rigides, l’ordre, les automatismes sont totalement étrangers à la culture paysanne, où on se lève et se repose quand on veut, on entre, on sort, on regarde le ciel quand on veut, on s’assoie ou se met à table quand on en a envie.

Un contrôle tatillon des déplacements

Les paysannes employées à la maquila sont contrôlées et empêchées dans leurs mouvements à un point extrême. C’est une situation qui frise l’inhumanité, parce qu’elles doivent même prendre leur tour pour aller aux toilettes. Jusqu’à récemment, le surveillant ou la surveillante remettait unticket pour contrôler le nombre de fois que leurs 15 ou 20 travailleuses allaient aux toilettes, sachant que le nombre moyen autorisé n’était que de deux fois par jour. Au-delà, on en était réduit à attendre. Par ailleurs, à la maquila, les dirigeants taiwanais cherchent à entretenir la rivalité entre les travailleurs sans se soucier de la solidarité. Ils le font délibérément en confiant pendant une semaine à plusieurs travailleurs et travailleuses la charge de surveiller les toilettes, les portes, les chaînes de montage. Et, comme toujours, avec la charge vient la perversion. Le but est d’éviter que des liens d’amitié se tissent entre les travailleurs. Cette comparaison constante entre la vie rurale et la vie industrielle, entre la pauvreté assortie de liberté et le gain d’argent pour survivre sans aucune liberté, cette contradiction permanente entre l’abandon de la campagne pour l’usine porteuse d’espoir et le retour à la campagne pour retrouver la liberté, sont très présentes dans le subconscient des travailleuses et des travailleurs de Sébaco.

À Sébaco, il existe un « club des anciens travailleurs de la maquila ». On y trouve non seulement beaucoup de gens licenciés pour différentes raisons, mais aussi beaucoup d’autres qui ne résistent pas et qui s’en vont d’eux-mêmes. Les Taiwanais ne nous le diront jamais, mais nous croyons que, dans les zones urbaines qui entourent Sébaco, il y a beaucoup plus d’anciens employés de la maquila que de personnes qui y travaillent actuellement. Cela veut dire que les gens ne résistent pas très longtemps à ce régime de travail, à cause du manque de liberté, à cause des maladies qu’il provoque : maladies pulmonaires causées par la bourre de coton dans des locaux hermétiquement clos, affections de la colonne vertébrale, arthrites et varices imputables à la station debout ou assise toute la journée. En 1999, au Honduras, nous avons pu faire une étude avec des données fiables pour comparer le nombre d’anciens employés et les effectifs en activité, étude dont il est ressorti que le pourcentage de ceux qui avaient quitté la maquila était très élevé, supérieur de presque 60% au nombre de travailleurs en place.

A la maquila de Sébaco, il n’y a pas eu de syndicat jusqu’à la première grève organisée en 2000 sous forme spontanée et sans direction. Dans notre enquête, nous traçons un historique non seulement de l’usine mais aussi du syndicat. Malgré sa faiblesse par rapport à l’énorme pouvoir détenu par la direction, le syndicat est représentatif : il compte 270 adhérents. Il a remporté quelques petits succès lors des grèves qui se sont produites dans cette usine.

Des changements de comportements féminins

À Sébaco, le travail à la maquila donne lieu à un grand déracinement dans les familles. Une femme qui part de chez elle avant 5 heures du matin et qui rentre la nuit tombée, fourbue, ne rompt certes pas ses liens avec son foyer, mais n’a pas de vie de famille. Lorsqu’elle ne peut compter sur une grand-mère, une tante ou quelqu’un d’autre pour s’occuper de ses enfants en bas âge, elle doit les confier à une gamine de 10 ou 12 ans, ce qui présente des risques énormes. Chez les femmes jeunes de la campagne de Sébaco – âgées de moins de 22 ans, qui représentent la moitié des travailleuses de la maquila –, le fait de commencer à travailler à l’usine suscite toujours de grandes illusions. Avoir de l’argent à soi et gagner un salaire fixe tous les quinze jours, pouvoir administrer cet argent, s’acheter « des babioles en or » – compte tenu du caractère durable et de la valeur symbolique que toute paysanne attribue à l’or – entretient ces illusions pendant longtemps.
Une des principales incidences du travail à la maquila sur les femmes, et en particulier sur les femmes jeunes et célibataires, y compris les mères célibataires – nous estimons à 35% leur proportion dans cette zone –, est liée à leur esthétique corporelle, à leurs soins personnels. Cette incidence apparaît très marquée. Pour beaucoup de ces jeunes femmes, la maquila a représenté une nouvelle vie et beaucoup de joies : quitter la campagne, le village, arriver à la ville, connaître un autre monde, connaître d’autres jeunes femmes, connaître d’autres hommes. Tout cela s’exprime par un changement d’aspect. Elles s’habillent à la mode, soignent leur toilette, apprennent à se maquiller. Sandales, chaussures de sport, chaussures à talon, coupes de cheveux modernes. Voilà qu’elles s’achètent parfums, cosmétiques et crèmes, et les fameuses « babioles en or » tant rêvées : gourmettes, bracelets, colliers, bagues. Et, dans les villages, elles commencent à oublier les chansons traditionnelles, supplantées par de la musique « actuelle », selon leurs propres termes. Comme la musique que l’on entend à Managua. De manière générale, on peut dire que la maquila a plusieurs effets positifs sur la vie des femmes. Et il est clair que l’on ne peut voir cette réalité complexe avec les yeux d’une femme de la même manière qu’avec les yeux d’un homme.

Un mirage

Complexe et contradictoire, la maquila n’est rien d’autre qu’un mirage. Surtout si l’on croit que cet apport massif d’emplois favorisera l’essor du Nicaragua. En moyenne, notre main-d’œuvre est payée 0,19 dollar par heure. Aucune des matières premières utilisées par les maquilas de vêtements ne provient du Nicaragua. En fait, on ne voit pas comment il pourrait en être autrement vu que, au Nicaragua, on ne fabrique ni boutons, ni fils, ni fermetures éclair, ni rien. La seule chose qui vient du Nicaragua, depuis peu, est la pierre ponce qui sert aujourd’hui à décolorer les jeans et à imiter des plis et des froissements, sous l’influence de la mode. La pierre ponce blanche de la région volcanique de Masaya permet aux entreprises asiatiques de faire des économies en s’évitant d’utiliser d’autres décolorants. Mais, en dehors de la pierre ponce, tout est importé, tout vient de l’extérieur : la marque, le design, les matières premières … et les dirigeants. Et tous les gains réalisés par les entreprises partent à l’étranger, sans parler des multiples privilèges dont elles bénéficient. Le pays n’en retire qu’un soulagement en matière d’emploi qui est appréciable compte tenu du fort taux de chômage que nous connaissons.

Pour toutes ces raisons, au Nicaragua, la maquila fait simplement office d’aspirine : elle soigne quelques maux de tête, mais pas la maladie qui est à leur origine. Et, comme l’aspirine, c’est un remède aux effets peu durables. Les exonérations fiscales et privilèges accordés à ces entreprises ont tous une durée de dix ans. C’est pourquoi, au terme de neuf ans et demi, l’usine déménage ou, si elle souhaite rester, elle change de nom ou de propriétaire, et continue de jouir des mêmes privilèges. Dans le monde industrialisé, les usines fonctionnent pendant des décennies. Elles constituent des références pour des millions de personnes. C’est pourquoi elles sont porteuses d’une culture. Les usines des zones franches sont on ne peut plus éphémères. La maquila est le remède le plus facile, une vulgaire aspirine : elle ne fait que soulager temporairement un mal plus profond extrêmement grave.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2696.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : paru dans Envío (Nicaragua), juin 2003.

En cas de reproduction, mentionner la source francaise (Dial) et l’adresse internet de l’article.

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[1De 18 à 20 € environ.

[2De 12 à 28 euros.

[3Environ 24 euros.

[4Un peu moins de 2 euros.

[5Environ 0,60 euros par jour.

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