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DIAL 2698
AMÉRIQUE LATINE - Recrudescence de la violence contre les indigènes et les paysans
Eduardo Tamayo
vendredi 16 janvier 2004, mis en ligne par
Des nouvelles et des témoignages récents manifestent qu’en Amérique latine, la violence contre les paysans et les indigènes qui luttent pour la terre, les territoires ou la réforme agraire a augmenté, sans que le phénomène ne retienne l’attention qu’il mérite de la part de la communauté internationale. Article de Eduardo Tamayo, dans ALAI (Agencia Latina En Movimiento), 4 novembre 2003.
Quand on entend des mots comme répression, tortures, chasses à l’homme, prisonniers politiques, assassinats, nous les associons généralement aux dictatures militaires, fléaux de l’Amérique latine dans les années 60, 70 et 80 du siècle passé. Mais si on regarde ce qui se passe maintenant en zone rurale d’Amérique latine, nous voyons que ce ne sont pas là des expressions du passé mais une cruelle réalité pour des milliers de familles paysannes et indigènes.
Le phénomène n’est pas récent car tout au long de l’histoire coloniale et républicaine les luttes et les rébellions paysannes et indigènes ont été étouffées dans le sang et dans le feu par les grands propriétaires et les gouvernements qui défendent leurs intérêts.
La situation a peu changé avec l’avènement des gouvernements démocratiques : les conflits sociaux se résolvent toujours non par le dialogue mais par les balles, comme l’a démontré récemment le cas de la Bolivie, et comme le confirment le Chili, le Brésil, le Guatemala, le Honduras, la Colombie et le Venezuela, dont nous allons rendre compte dans ce qui suit.
Chili : répression contre les Mapuches
Juan Pichun, Mapuche, raconte que son père Pascual, un dirigeant emblématique, est toujours en prison et sous le coup de plusieurs jugements pénaux pour « avoir défendu les territoires qui nous reviennent de part nos ancêtres ». Comme Pascual, 13 Mapuches se trouvent dans les prisons de Temuko, Concepción, Victoria et Angol, ainsi que quatre autres qui sont assignés à domicile, accusés d’association illicite, d’incendies terroristes et d’infractions à la loi de sécurité intérieure.
On a appliqué à ces indigènes une loi anti-terroriste élaborée pendant la dictature de Pinochet et qui n’a pas été abrogée pendant les gouvernements de la Concertation [1]. Dans les procès judiciaires ont été commises plusieurs irrégularités : tortures, achat et utilisation de témoins anonymes (sans visages), comme le déclare Pichun.
L’ex-carabinier chilien Julio César Pino Ubilla qui a demandé asile en Grande-Bretagne à la fin de l’année 2002 à cause des poursuites dont il était victime de la part de l’institution policière, a dénoncé comment ont été torturés des dirigeants Mapuches qui étaient entre les mains des carabiniers. À la suite des occupations de terre et des mobilisations dans la zone de Truf Truf, commune de Padre Las Casas, sept Mapuches, arrêtés arbitrairement par un groupe fortement armé de militaires du Troisième Commissariat de carabiniers, furent frappés violemment et interrogés. A trois d’entre eux on a appliqué ce qu’on appelle « le sousmarin sec », qui consiste à enfoncer la tête dans un sac jusqu’à provoquer l’asphyxie, selon le brigadier César Pino ; celui-ci a dû déserter et fuir après avoir été traité de communiste pour s’être opposé aux mauvais traitements que faisaient subir les carabiniers non seulement aux Mapuches mais à des personne pauvres et à des minorités sexuelles.
Cependant ce n’est qu’un cas de plus dans une longue suite d’emprisonnements, de poursuites, de meurtres et d’actes racistes dont ont souffert les Mapuches. Rien que pendant la dictature de Pinochet, 41 d’entre eux ont été exécutés et il y a eu 80 disparus.
Quelles sont les raisons de fond pour lesquelles l’État chilien a déclaré une guerre à mort contre les Mapuches ? Dans un pays qui sert de vitrine au modèle néolibéral et qui se vante d’offrir un traitement spécial au capital étranger, les Mapuches ont occupé des terres où se sont implantées des entreprises forestières transnationales et ils se sont opposés à ce que leurs territoires soient convertis en poubelles ou soient rasés par des mégaprojets hydroélectriques comme celui lancé par Endesa-Espagne dans le Haut Bio Bio. D’un autre côté, des secteurs des Forces armées considèrent comme « dangereuse pour l’intégrité de l’État chilien » la revendication autonomiste des Mapuches, dont la résistance date déjà de plusieurs siècles.
Brésil : violence du latifundio
Avec l’arrivée au pouvoir de Luiz Inácio Lula da Silva en janvier 2003, la violence en zone rurale ne s’est pas arrêtée. Dans les 10 premiers mois de l’année 2003, 56 paysans, hommes et femmes, qui luttent pour la terre ont été assassinés, chiffre supérieur à celui de l’année 2002 où 43 furent tués. De plus, 26 travailleurs ruraux sont emprisonnés dans les États de Goiás, Mato Grosso do Sul, Paraíba, Paraná et São Paulo et 26 sont l’objet de poursuites judiciaires.
A quoi est due cette augmentation de violence pendant le gouvernement de Lula arrivé au pouvoir avec l’appui des mouvements sociaux, y compris des mouvements agraires ? Valquimar Reis, de la coordination nationale du MST (Mouvement des sans-terre) donne l’explication suivante : « Précisément, c’est à partir du moment où le gouvernement prend ses fonctions en promettant la réforme agraire que les secteurs conservateurs et la bourgeoisie organisent et créent des milices paramilitaires pour persécuter les travailleurs ruraux ; les grands propriétaires se sont alliés avec les pouvoirs judiciaires et avec les pouvoirs locaux pour les pousser à faire des procès contre les paysans. Lula n’a assumé qu’une partie du pouvoir au Brésil : une autre partie est restée entre les mains des conservateurs qui s’entendent avec la presse pour criminaliser les mouvements sociaux. »
Le Brésil est un des pays où la concentration de la terre est la plus forte du monde. 1% des propriétaires ruraux possède près de 46% de toutes les terres. Sur approximativement 400 millions d’hectares recensés comme propriété privée, seulement 60 millions sont utilisés pour l’agriculture. Selon des données de l’Institut de colonisation et de réforme agraire, il y a près de 100 millions d’hectares en friche, alors qu’il y a presque 4,8 millions de familles sans terre au Brésil.
Pour remédier un peu à cette situation d’inégalité, la Constitution a prévu l’expropriation à des fins de réforme agraire de toute propriété rurale qui ne remplit pas sa fonction sociale ; mais cet article n’a pas été respecté par les divers gouvernements qui se sont succédés, ce qui a provoqué la naissance d’organisations comme le MST, qui font pression pour l’application de la loi au moyen d’occupations de terres en friche. La réaction des grands propriétaires - qui très souvent s’assurent de la complicité de la police et du pouvoir judiciaire - a été très violente, selon ce qui se dégage des statistiques élaborées par la Commission pastorale de la terre : entre 1985 et 2002 ont été enregistrés 1 280 assassinats de paysans, avocats, techniciens, leaders syndicaux et religieux liés à la lutte pour la terre.
Guatemala et Honduras : terres ensanglantées
Les paysans et les indigènes du Guatemala ont été les principales victimes du conflit armé qui a fait, en trois décennies, plus de 200 000 morts et disparus, ce pourquoi on peut parler d’un véritable génocide. Après la signature des Accords de paix en 1996, la violence a continué dans un contexte de pénurie, de mauvaise distribution de la terre et d’aggravation de la crise du café et de la pauvreté rurale. Aujourd’hui ne sont toujours pas respectés les points qui se réfèrent aux droits à la propriété de la terre prévus dans les dits accords.
Pendant le gouvernement actuel du FRG (Front républicain guatémaltèque), les leaders et les membres du CUC (Comité d’unité paysanne), du CONOC (Coordination nationale indigène et paysanne) et de la CNOC (Coordination des organisations paysanne) ont été la cible des attaques pour leur travail en faveur de la réforme agraire. Pendant l’année 2003, des leaders comme Daniel Pascual, Juan Tiney, Rafaël Chanchavac Cux, Gilberto Atz et Elisabeth Cabrera ont reçu des menaces de mort et ont été l’objet d’agressions, de vols, de violations de domicile, de harcèlements et d’intimidations selon les dénonciations d’Amnesty International. Trois d’entre eux étaient sous le coup d’ordres d’arrestation pour cause d’ « usurpation de terre » et la partie accusatrice était les grands propriétaires regroupés dans la Chambre d’agriculture.
Entre mai 2001 et novembre 2002, ont été assassinés dans des circonstances diverses par des groupes paramilitaires ou des policiers, les paysans Pedro Méndez, Teodoro Saloj Panjoj, Sarbelio Ramos, et Eugenio García, José Benjamín Pérez, Edgar Gustavo Cáseres, Ervin Manuel Monroy, René Augusto Pérez. Malgré les dénonciations faites par le CUC auprès du ministère public, des autorités et de la police, les auteurs de ces crimes de sang jouissent de leur pleine liberté et continuent à menacer les paysans.
La criminalisation de ceux qui luttent pour la terre est un phénomène que l’on peut constater aussi au Honduras. La répression s’est dirigée entre autres organisations contre la CNTC (Centrale nationale des travailleurs ruraux). Le 16 juillet dernier les paysans de l’organisation « Unis nous Vaincrons », qui appartient à la CNTC, commune de Victoria, département de Yoro, ont été expulsés de leurs terres et 30 d’entre eux emprisonnés dans des conditions infrahumaines, y compris un enfant mineur. Trois jours plus tard, dans la commune de San José, département de la Paz, Fabián Gonsales et José Santos Carríos ont été assassinés par des gardes, alors que José Natividad Gonsales était grièvement blessé. Les paysans occupaient un domaine de l’Institut national agraire et on les a expulsés cédant ainsi aux pressions du grand propriétaire José León Argueda, qui prétendait en être le propriétaire.
Colombie : l’impunité est la règle
La Colombie mérite quelques lignes à part car, après l’arrivée au pouvoir d’Alvaro Uribe Vélez, s’est déchaînée une chasse contre des leaders sociaux, des indigènes, des paysans, des descendants d’Africains que l’on accuse, la plupart du temps sans fondement, d’être des « auxiliaires » des forces de la guérilla. Nombreuses sont les victimes des groupes paramilitaires qui agissent en totale impunité, pendant qu’ont augmenté des phénomènes comme le déplacement de populations à l’intérieur du pays, les perquisitions de sièges d’organisations sociales, les poursuites et l’emprisonnement.
« À aucun moment nous n’avons vu dans toutes ces détentions massives qu’ait été arrêté un commandant de la guérilla ; ce sont des paysans, ce sont des leaders, ce sont des défenseurs des droits humains qui n’ont rien à y voir, mais le président Alvaro Uribe Vélez doit montrer des résultats à l’opinion publique nationale et internationale et surtout il doit répondre aux attentes des États-Unis pour qu’ils investissent des ressources dans la guerre qui se livre en Colombie », dit Lydia Vargas de la CORPAC (Corporation d’appui au travail social et paysan). Lydia Vargas est la femme du leader paysan colombien Francisco Cortés qui a été détenu il y a plus de six mois en Bolivie en même temps que les dirigeants cocaleros boliviens [2], Carmelo Peñaranda et Claudio Romero accusés de « terrorisme, narcotrafic et espionnage ». « Ces accusations sont fausses et le propos était d’impliquer le MAS (Mouvement vers le socialisme) que dirige Evo Morales dans l’insurrection colombienne », dit Lydia Vargas qui reclame la liberté de son mari.
La violence contre les peuples indigènes revêt des caractéristiques alarmantes à tel point que beaucoup parlent d’un « ethnocide qu’il est urgent d’arrêter ». Un exemple en est le cas des Kankuamos qui habitent la Sierra Nevada de Santa Marta. Le 16 octobre dernier, cinq leaders de ce peuple furent assassinés probablement par les Autodéfenses unies de Colombie, selon le Bureau en Colombie du Haut-Commissariat des Nations unies pour les droits humains. De 1993 à aujourd’hui, 180 crimes ont été commis. L’objectif de cette violence patronnée par le pouvoir économique est de construire un mégaprojet à usages multiples (barrage, irrigation, production d’électricité, etc.) dans les territoires indigènes.
Venezuela : « Nous avons perdu la peur »
Dans le cas du Venezuela, depuis le début du processus de réforme agraire mis en place par le président Hugo Chávez, on a enregistré 162 morts attribuées à des « sicaires » [3] au service des grands propriétaires. La recrudescence de ce phénomène a conduit à la création de l’Association des victimes des sicaires, dont les objectifs sont d’arriver à ce que justice se fasse et parvenir à une loi de protection des membres des familles qui ont été victimes de tueurs à gages.
Cette réaction des grands propriétaires est due à ce que la Loi des terres actuellement en vigueur s’en prend aux intérêts les plus fondamentaux des grands propriétaires, comme le déclare Jorge Rodriguez membre de la CANEZ (Coordination agraire Ezequiel Zamora).
L’INTI (Institut national des terres) a remis aux paysans 1 030 000 hectares. 50% d’entre eux appartenaient à l’État mais les grands propriétaires se les étaient appropriés. 39 000 familles paysannes ont bénéficié de la remise des Cartas Agrarias, c’est-à-dire des titres de propriété. De plus, le gouvernement de Chávez a mis en marche le Plan Zamora qui stipule que non seulement on doit distribuer la terre aux paysans, mais « qu’un projet de vie durable » doit aussi être développé, qui inclue crédit, assistance technique, machines agricoles, logement et services annexes comme santé, éducation et loisirs. Pour ces objectifs, l’INTI pour 2004 disposera d’un milliard de dollars.
« Nous, leaders paysans, nous nous sentons menacés, mais dernièrement nous voyons comment les organisations agraires sont en train de “déplacer” la violence des grands propriétaires : nous avons perdu la peur et nous sommes disposés à lutter envers et contre tout pourvu qu’il s’agisse de défendre le processus révolutionnaire bolivarien » dit Jorge Rodriguez.
Dans la majorité des pays d’Amérique latine, la règle est l’impunité et l’absence de justice. Les coupables de violence contre les indigènes et les paysans sont rarement poursuivis et punis. Dans presque tous les cas le pouvoir judiciaire est au service du pouvoir économique, c’est à dire des grands propriétaires. Les procès judiciaires, quand il y en a, c’est toujours le parcours du combattant et les membres des familles des victimes, parce qu’ils sont eux-mêmes pauvres, ne peuvent supporter les coûts élevés qu’implique pour des particuliers de porter plainte.
Généralement les conflits de terres sont considérés comme des « faits divers » et les centaines de paysans et d’indigènes qui sont dans les prisons sont traités comme des prisonniers de droit commun. C’est pourquoi les organisations agraires et paysannes réclament qu’ils soient considérés comme des prisonniers politiques ou des prisonniers d’opinion : le motif de leur incarcération est en effet la défense des causes sociales ou la défense des droits collectifs comme la terre, les territoires, la réforme agraire, l’identité culturelle ou l’opposition aux activités des transnationales et aux politiques néolibérales qui portent tort aux intérêts des peuples.
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2698.
– Traduction Dial.
– Source (espagnol) : ALAI (Agencia Latina En Movimiento), 4 novembre 2003.
En cas de reproduction, mentionner la source francaise (Dial) et l’adresse internet de l’article.
[1] Coalition de partis au pouvoir depuis la chute de Pinochet : Parti démocrate chrétien, Parti radical, Parti socialiste, Parti pour la démocratie.
[2] Paysans qui cultivent traditionnellement la coca.
[3] Tueurs à gages.