Accueil > Français > Dial, revue mensuelle en ligne > Archives > Années 2000-2009 > Année 2004 > Janvier 2004 > NICARAGUA - Politique et vie quotidienne
DIAL 2695
NICARAGUA - Politique et vie quotidienne
Jean Loison
jeudi 1er janvier 2004, mis en ligne par
Nous publions ci-dessous une nouvelle lettre de Jean Loison, enseignant dans une école d’infirmières et prêtre à Estelí depuis plus de trente ans. Il trace un tableau général de la situation au Nicaragua en même temps qu’il s’exprime à partir de sa propre expérience. Si les ombres sont nombreuses, les lumières ne sont pas absentes pour autant.
Estelí, 8 au 14 décembre 2003
Chers amis, tout proches, malgré l’océan.
Pour me dédouaner de vous dire des choses un peu tristes, je vous transcris le début d’un message du Centre œcuménique Valdivieso que certains connaissent :
« Nous approchons de Noël au milieu d’une situation désespérante pour le peuple nicaraguayen : le chômage augmente, la dénutrition également, l’espérance s’effondre, et les horizons se ferment.
Pendant ce temps, le président de la République livre le pays dans les mains du gouvernement des États-Unis et des grandes multinationales, en renonçant à défendre la souveraineté du pays.
D’autre part la direction des deux plus grands partis [1] violente la justice et fait du système judiciaire et du pouvoir électoral, des instruments au service de leurs intérêts.
L’impunité, comme un cancer, ronge la vie publique. Et le peuple, maintes et maintes fois, est trompé, manipulé, mis à l’écart ».
Voilà ! Vous avez l’essentiel. Ceux et celles d’entre vous qui ne connaissez pas le Nicaragua et qui, par conséquent ne sont pas passionnés par quelques flashes de la vie politique, vous pouvez passer les trois premiers titres et commencer la lecture à : « Au quotidien : éducation et santé »
Rêve ou cauchemar ?
Vivre au Nicaragua actuellement, c’est comme quand on se réveille après un rêve : « ce n’est pas possible, ce n’est pas la réalité ». Mais, hélas, c’est bien la réalité !
Que les États-Unis imposent effrontément leur volonté au gouvernement - par le biais du conditionnement du 80% de la dette, en échange d’un remaniement du budget de l’État et des structures judiciaires -, ça ne tient pas du rêve !
Qu’une femme-juge, dans un premier temps, fasse mettre en prison chez lui Alemán, l’ex-président de la République, qu’ensuite elle l’envoie dans une cellule de la Maison d’arrêt, qu’après elle le laisse presque libre (avec la possibilité de circuler dans sa commune, de préparer les élections, et… gouverner sur un pied d’égalité avec le président), et que finalement elle lui inflige 20 ans de prison, ce n’est pas du rêve non plus [2] !
Que l’ex-ministre des finances d’Alemán, une pièce fondamentale dans le système de corruption de son patron (entre ses nombreux méfaits, le plus exécrable et révoltant est d’avoir fait construire une méga-villa au bord de la mer avec l’argent de l’ouragan Mitch), soit déclaré entièrement libre, sans même avoir à rembourser quoique ce soit, d’ailleurs comme tous les autres accusés de corruption, voilà qui dépasse l’entendement !
Que le président actuel, qui se targue de mener la lutte contre la corruption (même si tous les inculpés sortent libres !), gagne plus que Chirac, ça paraît une coquille de journal. Il serait dépassé seulement par Bush, alors qu’il est le président du deuxième pays latino-américain le plus pauvre (après Haïti) et que 82% de la population vit avec, un peu plus ou un peu moins, 1 dollar par jour [3].
Illustrations sur l’ingérence nord-américaine
Début novembre, le proconsul Collin Powell est venu au Nicaragua, où le protocole servile l’a reçu comme un chef d’État :
Les deux courants libéraux (celui d’Alemán et celui du président actuel, Bolaños) doivent s’unir - a-t-il ordonné -, pour ne pas faire le jeu du sandinisme aux élections municipales de 2004 (si elles ont lieu, ce qui est en discussion entre ces deux partis) et présidentielles de 2006. Alemán veut se présenter seul contre tous, car il sent (il n’a pas tort) qu’il a été lâché par les États-Unis, attaqué par Bolaños et utilisé par Ortega. Il faut donc l’« enterrer » politiquement.
Il faut tout faire pour empêcher le Front sandiniste de gouverner dans l’ombre. Ortega ne peut pas être candidat aux prochaines élections, Powell dixit. Donc les députés et magistrats qui ont désobéi en favorisant le pacte Alemán-Ortega [4], ont vu immédiatement leur visa pour les « États-Unis supprimé, ainsi que celui de leurs enfants qui étudient là-bas ».
« Désarmez-vous. Il faut détruire les missiles que vous avez, même si vous les considérez comme défensifs. Ils sont « un danger » pour la sécurité de l’hémisphère » a dit Powell lors de sa visite. Le « danger », en réalité, c’est que le Nicaragua reste encore le pays d’Amérique centrale qui n’est pas entièrement sous le contrôle militaire américain (ce qui est le cas du Honduras, El Salvador et Costa Rica), alors que les États-Unis ne savent pas exactement quelle sera la situation sociale à partir de la signature toute proche du Traité de libre commerce (TLC) [5], l’antichambre du ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques).
En ce qui concerne le TLC, Powell n’a rien eu à exiger, car la servilité du gouvernement nica est un fait acquis. En effet les États-Unis ne proposent pas le TLC, ils l’imposent. Ils veulent enchaîner les économies régionales et les avaler, car le temps presse : l’Union européenne et la Chine sont de plus en plus présentes en Amérique latine (et dans les finances internationales face au dollar).
Pensant que les forces en présence sont inégales (une comparaison fréquente ici : « un âne attaché qui se bat contre un tigre en liberté »), l’Argentine, le Brésil et le Venezuela n’ont pas voulu s’engager dans des traités semblables. L’expérience d’une décennie de TLC Mexique-États-Unis montre que de petits pays comme le Nicaragua pourront encore moins se défendre dans un système inégal d’échanges commerciaux avec le géant du Nord.
Les mouvements sociaux dans tout cela
La réaction populaire face à cette attitude des États-Unis, face au comportement des deux leaders « pactistes », ou encore face à la danse des millions de la corruption ou même à la veille de la signature du fameux TLC : c’est la passivité. C’est étonnant au Nicaragua qui a une histoire de lutte et de rébellion. Est-ce parce que les « politiques » sont dans une autre sphère, dans l’hémicycle, et totalement absents, coupés, des aspirations ou luttes populaires, le seul sujet qui les intéresse étant les manigances politiciennes et les élections à venir ? Ou bien, est-ce parce que la pauvreté atteint tous les domaines, y compris le culturel et le spirituel, ce qui aboutit à une indifférence ou plutôt une indignation fataliste face à l’irrémédiable ?
Il y a bien quelques communiqués émis par tel ou tel groupe, mais en général, c’est l’immobilité, contrairement aux mobilisations que l’on peut voir dans les pays voisins, par exemple le Costa Rica, il y a un mois, El Salvador hier. Ceci dit, d’autres causes possibles, et plus insidieuses, sont évoquées, tel l’affaiblissement des structures syndicales qu’ont accompagné les derniers quinze ans de néolibéralisme dur ; dans le cas spécifique du Nicaragua, on évoque aussi l’excès de dirigisme du Front sandiniste dans les années 80, ce qui laisse actuellement « orphelines » les structures « de base » qui étaient autrefois le déclencheur de la mobilisation sociale.
Au quotidien : éducation et santé
C’est la fin de l’année scolaire. C’est aussi l’époque des bilans, et des bilans des déficiences du système éducatif. Au plan national, sur 1 500 000 élèves, 300 000 ont déserté. 35 000 vont redoubler.
Dans mon école d’infirmières/rs, j’enseigne l’anatomie et la physiologie et la moitié seulement ont été reçus, car l’école (primaire et secondaire) n’a pas fait appel à la réflexion, et tout continue d’être centré sur l’apprentissage par cœur (même les théorèmes !).
Un petit exemple : dans mon examen, je demandais « à quoi servent les globules rouges » ? Réponse presque unanime : « transport de l’oxygène ». Plusieurs questions ensuite, je repose la même question, mais dans l’autre sens : « l’oxygène que nous avons dans le sang « voyage » par quel moyen de transport ? » 10% seulement ont su répondre ! C’est vrai que je suis « célèbre » dans cette école par de telles questions dites « à l’envers ». Mais c’est triste quand même en première année d’université.
Alors c’est l’inflation des diplômes. Ils ne correspondent pas aux connaissances réelles. Diplômes vides. Programmes copiés, importés de pays plus cultivés, sans aucune adaptation à la réalité éducative du pays. Mais la formation intellectuelle est-elle dans les plans du néolibéralisme ? L’argent pour améliorer les conditions de travail des profs, pour construire des écoles, pour recruter des instituteurs, pour donner une véritable formation aux maîtres, tout cela c’est de l’argent perdu. Qu’importe ? : les enfants de l’élite iront dans les grandes universités privées à Managua ou aux États-Unis. Je n’exagère pas : pour la BM (Banque mondiale) et le FMI (Fond monétaire international) l’enseignement du peuple nica n’est pas une priorité. Il faut réduire le budget de l’éducation et de la santé, qui sont pourtant des droits de l’homme. Alors où va-t-on ?
Jusqu’il y a peu de temps, le Nicaragua était fier d’être le pays le moins touché par le sida. Mais le ministère de la santé vient de révéler que, dans les trois dernières années, les cas ont triplé à tel point que dans 5 ans on pourrait connaître une situation semblable à celle de l’Afrique. En plus de la culture machiste qui sévit dans ces contrées latino-américaines, l’absence d’éducation à une sexualité saine, en sont les principales causes. 90% des jeunes disent connaître le préservatif, mais 90% également reconnaissent qu’ils ne l’utilisent pas !
L’évêque d’Estelí, confronté à une grève (réclamation budgétaire et représentativité des étudiants dans les structures de direction) des étudiants de son École d’agriculture (Université catholique), a préféré une impasse de deux mois, avec à la clé deux semaines d’occupation de sa cathédrale et d’une autre paroisse d’Estelí, plutôt que de dialoguer. Mais, étant donné l’alliance des étudiants d’Estelí avec ceux de León et de Managua et à la possibilité que le conflit fasse tache d’huile, il n’a pas eu d’autre alternative que d’accepter le dialogue, et les deux parties se sont mises d’accord très rapidement ! L’évêque dit toujours qu’il y a un « plan » contre l’Église, mais il ne se rend pas compte qu’une telle attitude intransigeante et son soutien déclaré (voir ma dernière lettre) [6] à l’ex-président Alemán, à son bras droit Byron Jerez et au parti libéral, favorisent l’anticléricalisme des jeunes et le chemin vers les sectes.
Mais… Ecologie et quelques lueurs d’espoir
L’appât du gain, la corruption, les yeux qui ne « voient pas » (la Côte atlantique est peu peuplée, c’est facile) favorisent la coupe illégale de bois, y compris de bois précieux, qui partent à l’étranger. La faune disparaît également dans le plus grand silence, malgré les lois existantes. C’est triste.
Tout n’est pas noir cependant :
La culture sans engrais commence à apparaître, même si c’est davantage en pensant à l’exportation (café, sésame, soja, viande), qu’à la consommation chez les particuliers.
Certaines écoles ou groupes de jeunes sont sensibilisés au reboisement.
Et depuis trois semaines, il existe un parti vert. Pourvu qu’il contribue à freiner, voire arrêter la destruction de la Terrre-Mère, et qu’il s’attaque, comme le dit un de ses dirigeants, « à la pauvreté, et à la discrimination frappant les femmes jeunes ».
Comme lueur d’espoir, ce n’est pas tout. Outre la liberté de la presse qu’il faut souligner, car il n’y a pas un seul jour sans une dénonciation de scandales financiers, forestiers ou autres, je voudrais rappeler, une fois de plus, la grande dignité et l’humour au milieu de la misère, le sens de la fête (s’il n’y a pas de prétexte, on en invente !), la joie de vivre alors que le mot « survivre » est employé maintes fois.
J’ai particulièrement apprécié la fête du 8 décembre, créée à partir de la culture et patrimoine pré-espagnols. Elle se célèbre dans beaucoup d’endroits du Nicaragua. Elle met l’accent sur le partage avec ceux qui « ont moins que moi », avec le souci de donner du bonheur autour de soi et de ne pas accaparer les biens de la Terre-Mère qui sont pour tous.
La préoccupation pour l’attention de son prochain et du partage, n’est-ce pas une sorte de paire de claque à l’idéologie commerciale actuelle : d’abord l’argent ? Voir des enfants avec un ou deux sacs en plastique chargés de bananes, de mandarines, de bombons et d’un morceau de canne à sucre, qu’ils ont « récupérés » dans une ou plusieurs maisons où se célébrait le 8 décembre, ça ne change en rien la pauvreté, mais ça l’humanise, et ça rassure [7].
Et la solidarité vécue tout simplement, en riant de sa propre pauvreté, le sourire malgré tout, ça aussi c’est attachant, attirant pour un Européen de naissance et d’éducation. Non, la lecture pessimiste, noire, que l’on pourrait faire des évènements au Nicaragua est à relativiser, car ce n’est vraiment pas ce qui se vit au ras du sol .
Avant de terminer, un petit mot sur les « Maisons dignes [8] » : faute d’argent, nous avons arrêté depuis deux mois. Ça me fait un peu mal au cœur pour les jeunes qui deviennent chômeurs, mais nous pensons reprendre à la mi-janvier. Depuis un an environ, pour multiplier l’amélioration de l’habitat, nous faisons assez souvent des demi-maisons (2 pièces au lieu de 4) tout en conservant à côté le taudis préexistant. Dans la prochaine lettre je penserai à vous joindre deux ou trois photos. Merci encore pour votre solidarité avec les Estéliens.
Bon Noël, Bon 2004. C’est un peu à nous à les faire « bons » !
Jean Loison
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2695.
– Texte (français) envoyé par l’auteur et daté du 14 décembre 2003.
– En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.
[1] Le parti libéral et le parti sandiniste.
[2] Ces changements, apparemment incohérents, sont la manifestation extérieure d’une tentative de nouveau pacte entre Daniel Ortega et Alemán. En substance, c’est : si tu nous appuies pour que nous conservions nos pions dans le système judiciaire, nous te libérons. Si tu refuses, je t’enferme.
[3] C’est une ONG espagnole qui a révélé ces chiffres. En les lisant, je les croyais exagérés, surfaits, mais... si j’avais à nourrir une femme et quatre enfants, mon salaire (184 $) serait à diviser en 6, soit exactement un dollar par jour pour chacun. Or considérez ceci :
– je gagne le double de bien des gens,
– plus de la moitié des foyers est à la charge d’une femme. Et les femmes ont souvent un salaire inférieur aux hommes,
– le taux de chômage voisine les 40%.
[4] Sur les rapports Alemán-Ortega, cf. Dial D 2511.
[5] Cf. l’actualité en bref, déc. 2003, Amérique centrale.
[6] Cf.Dial D 2644.
[7] Ce que je viens d’exprimer sur le sens de la fête peut paraître idéaliste, romantique. Mais c’est une lecture « à partir des pauvres », à qui on enlèverait une part d’eux-mêmes si on leur enlevait le traditionnel, le culturel, ce qu’ils valorisent, et ce qu’ils ressentent comme nécessaire pour « exorciser » la pauvreté, pour se venger du destin, pour dire : « j’existe ». Mais il y a au moins une autre lecture, celle que peuvent faire les « sages », les prévoyants, ceux qui ont été « aux écoles » , et qui, objectivement, ont tout à fait raison également, car ils peuvent faire la fête sans prendre de leur nécessaire. Au moins le 8 décembre et le 12 (Vierge de la Guadeloupe), ça n’a été que pétarades dans le ciel. Mais décembre, c’est aussi le mois des fins d’études, des diplômes. Alors les parents (des milieux dits populaires) s’endettent pour appeler le photographe, pour s’acheter des vêtements, voire des parures, et pour inviter le quartier. Un exemple parmi d’autres : une femme de 50 ans doit me rendre encore 15 euros que je ne lui réclame pas, par ce qu’elle est au chômage depuis un an et qu’elle a une fille de 15 ans à nourrir. Elle vit dans une maison où toutes les cloisons sont faites de planches disjointes. Or elle et sa mère viennent d’inviter 80 à 100 voisins pour le 12 décembre, à qui elles ont donné à dîner (mais on n’est pas en France) ainsi qu’un petit panier d’osier contenant bombons, oranges… Si vous aviez vu le lendemain la grand mère heureuse comme tout, parce que le 12 décembre avait été un succès !
[8] Il s’agit d’un programme de construction de maisons, suite aux destructions provoquées par l’ouragan Mitch (cf. DIAL D 2644 p.4 et 5). Les dons pour ce programme peuvent être adressés au CEFAL, 5 rue Monsieur, 75343 Paris cedex 07 (reçu fiscal ; préciser : pour Jean Loison) (NdR).