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DIAL 2582
MEXIQUE - Un appel à la conscience et au cœur de la nation
lundi 16 septembre 2002, mis en ligne par
Nous avions annoncé (cf. DIAL D 2569) la « Rencontre pour une paix dans la justice et la dignité » qui devait se tenir du 5 au 7 juillet de cette année à San Cristóbal de Las Casas, Chiapas, à l’invitation de plusieurs personnalités de la société civile. Nous publions ci-dessous la déclaration issue de cette rencontre, qui procède à une présentation d’ensemble de la situation au Chiapas, dans ses aspects négatifs mais aussi positifs pour les peuples indigènes, avant d’énoncer des propositions traçant un chemin d’avenir. Les points de vue émis au cours de cette rencontre méritent d’autant plus d’être entendus que, le 6 septembre, la Cour suprême de justice vient de se déclarer incompétente pour juger de la constitutionnalité de la Loi indigène, votée par les députés mexicains, mais qui avait fait l’objet de 330 recours de la part de diverses instances. Une partie de l’opinion et de la presse s’est indignée de cette décision jugée souvent irresponsable, tandis que d’autres, du bord opposé, s’en réjouissent. Deux jours plus tard, et en référence à la situation créée par la décision de la Cour, le président de la Commission épiscopale de pastorale sociale, Mgr Sergio Obeso, a tenu à déclarer : « Il n’est pas possible de continuer à vivre dans un Mexique divisé par le racisme et la discrimination ; les peuples indiens méritent avec justice que leurs cultures, leur façon de voir et leur autonomie soient reconnus. »
Plus de 1000 personnes, indigènes et non indigènes, de 285 organisations en provenance de 23 États de la République et de 13 pays, se sont réunies à San Cristóbal de Las Casas, du 5 au 7 juillet 2002, pour célébrer la Rencontre pour une paix dans la justice et la dignité. Nous nous sommes réunis sur la base de notre autonomie et indépendance, avec nos propres ressources, convaincus que la société civile a la capacité de participer activement à la construction des conditions de la paix, mais convaincus également que nous devons contribuer à son organisation pour qu’elle puisse exercer pleinement cette capacité. Au terme de nos délibérations, nous avons élaboré ce qui suit.
Un appel : un état de choses insupportable
De toutes parts, les politiques néolibérales ont un impact dramatique sur la majorité de la population : elles provoquent sa ruine économique, déchirent le tissu social et causent toutes sortes de maux, particulièrement pour les femmes. Au Chiapas, l’impact est encore pire. Ici s’ajoutent les effets du harcèlement militaire et paramilitaire. Les experts discutent encore pour savoir comment qualifier ce qui se passe : guerre d’usure, guerre de basse intensité, action contre-insurrectionnelle. Pour nous, c’est avant tout une guerre néocolonialiste et ethnocide.
Dans tout l’État, et particulièrement dans la zone zapatiste, il y a toujours un climat de tension et d’incertitude. Le conflit armé continu. Il n’y a pas de paix, ni de démocratie, ni d’État de droit.
– Les conditions pour renouer le dialogue, proposée par l’EZLN, n’ont pas été réalisées et le gouvernement ne les a pas prises en compte.
– La violence structurelle, engendrée à partir de l’État, porte atteinte à toutes les conditions de la vie sociale commune, spécialement pour les femmes, qui souffrent de la détérioration écologique, de l’absence de services et d’accès à la justice, tout comme de la ruine de leurs bases économiques et productives. La réponse à leurs revendications reste la répression.
– L’ingérence militaire dans les communautés se poursuit, et elle empêche la réalisation normale de leurs activités, promeut la prostitution et la consommation de drogues et crée une économie artificielle.
– La présence des paramilitaires, qui continuent de compter sur l’impunité, est parvenue à une phase nouvelle, adaptée à la doctrine contre-insurrectionnelle nord-américaine. Elle provoque une usure continuelle, de la violence, des divisions et toute espèce de confrontations.
– L’incertitude dans le domaine agraire multiplie les conflits de la terre dans les communautés. Les menaces d’expulsion se sont accentuées, particulièrement dans le cas des terres récupérées par la population depuis 1994. Ces menaces, qui se sont déjà réalisées dans beaucoup de cas, aggravent la division et l’incertitude.
– Continuent également la violation quotidienne de tous les droits humains et la discrimination, particulièrement contre les indigènes et les femmes, en utilisant dans ce but l’appareil judiciaire et la persécution des dirigeants politiques.
Les actions gouvernementales, conçues à l’insu de la population, affectent les terres et les conditions de vie de tous de la façon la plus nuisible. Les premiers investissements réalisés sous le label du Plan Puebla Panamá, les programmes d’écotourisme et les nombreuses autres actions ont pour point de départ la méconnaissance des droits des peuples indiens, l’occupation de leurs territoires, le pillage de leurs ressources, la dégradation de leur tissu social, et encouragent divisions et confrontations.
Le Plan Puebla Panamá, conçu dans les hautes sphères politiques et discuté et analysé avec les institutions internationales et les gouvernements des autres pays, essaie de transformer en butin les énormes richesses naturelles et culturelles de cette région. Les ressources qui ont été accumulées au cours de 200 millions d’années, en raison de conditions très spéciales, qui ont permis que fleurisse une des grandes civilisations originales du monde, on veut maintenant les remettre au capital transnational. Dans le plan Puebla Panamá, le gouvernement fédéral agit comme toujours comme guide des investisseurs, agent des ventes et mécène des corporations transnationales, pour leur remettre ces ressources à des conditions privilégiées. Dans ce but, il laisse clairement de côté les peuples indigènes qui, loin d’être consultés, sont isolés et agressés. On les divise et les oppose pour faciliter le pillage. On les ignore, légalement et politiquement, pour qu’ils ne puissent pas répondre.
Les communautés ne peuvent pas mener leurs activités productives et commerciales habituelles. Celles qui veulent les mener trouvent les marchés fermés ou reçoivent des prix ridicules pour leurs produits. Les déplacés ne trouvent toujours pas les conditions du retour. On encourage activement, moyennant des campagnes gouvernementales explicites, les migrations de tous les jeunes vers d’autres régions et pays, affectant encore plus gravement la situation intérieure des communautés et le tissu familial et social. Loin de résoudre les problèmes de production et d’emploi, la promotion des maquiladoras [1] cause de nouveaux bouleversements et maintient une situation insupportable.
Dans tout ce processus, nous constatons que la vie et la situation des femmes se trouvent affectées de façon impitoyable. En plus de porter atteinte à leur position traditionnelle et à leurs droits les plus élémentaires, on empêche qu’elles accomplissent leurs fonctions qui consistent à porter et transmettre la culture, base de l’organisation familiale et cœur de la vie communautaire.
Les femmes deviennent des objets - et des objets de guerre -, surtout lorsqu’elles assument des rôles actifs dans la mobilisation sociale ou lorsqu’on les situe comme une part importante de la communauté indigène et que l’on porte atteinte à leur santé et à leurs droits dans le domaine de la reproduction et de la sexualité, en ayant recours à des viols, des stérilisations forcées ou auxquelles on les incite, et autres agressions.
La destruction de l’environnement est la norme qui préside à tous les grands projets et aux politiques néolibérales. Une des régions principales de la biodiversité de la planète est systématiquement détruite. Sont touchés l’eau, le sol, les bois et les forêts, en raison d’une politique de conservation déprédatrice, technocratique et agressive. Le cas de Montes Azules manifeste bien cette orientation vers le pillage. Déjà des dommages irréversibles se sont produits et la destruction continue de façon accélérée.
Notre capacité à répondre
Loin d’accepter passivement les conditions insupportables qu’on prétend nous imposer, nous confirmons que les peuples et les communautés, confortés dans leur dignité, manifestent une capacité de réponse qui nous remplit d’espérance.
L’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale) continue d’être un facteur de paix et empêche, grâce à un effort considérable que la violence ne s’approfondisse et ne s’aggrave.
Tous les jours se multiplient les efforts pour promouvoir l’unité et la reconstruction des conditions de vie communautaire et approfondir la conscience de la nature du conflit, de ses causes et des formes requises pour le résoudre.
L’autonomie se renforce continuellement. Même assiégés et harcelés, les municipes autonomes se renforcent, démontrant leur capacité à s’autogouverner. Nous sommes en train de démontrer que l’autonomie n’est pas une pure bannière idéologique mais une pratique concrète qui exprime notre capacité à réguler par nous-mêmes notre vie collective, dans le plein respect des libertés et des droits, et d’organiser nos conditions de production et de vie de façon démocratique et juste.
La solidarité entre les personnes, les communautés et les peuples, recouvrant des engagements chaque jour plus importants, se développe et s’accentue.
Nous écoutons le rapport fait ponctuellement sur les innombrables expériences qui, en dépit de difficultés considérables, connaissent le succès dans la réorganisation de leurs conditions de production et de vie, pour forger une économie solidaire qui est déjà l’expression d’un projet civilisateur de grande envergure.
Convaincues de la valeur de la souveraineté alimentaire et de l’autosuffisance, de nombreuses communautés parviennent à produire par elles-mêmes ce qui leur manque, de façon coopérative, efficace et solidaire. À la différence des modèles dominants, elles constituent ainsi une organisation sociale économiquement viable, socialement juste et respectueuse de l’environnement.
Lorsqu’elles sont confrontées à la chute du prix de leurs produits, dont le marché est mondialisé comme l’illustre dramatiquement le cas du café, elles réagissent avec lucidité et énergie. D’une part, elles développent leurs efforts concernant une production organisée collectivement, ce qui est bon pour le sol et bon pour le prix, et apprennent à commercialiser et à exporter directement leurs produits dans les meilleures conditions.
D’autre part, elles encouragent la diversification des cultures, pour atteindre l’autosuffisance dans les aliments de base et profiter des autres opportunités commerciales.
On promeut avec succès des marchés autonomes, locaux et régionaux, qui sont entre les mains des gens, dans lesquels se mêlent les vieilles traditions et des instruments contemporains. Face au cauchemar d’un seul marché global pour tous les producteurs et consommateurs du monde, entre les mains de quelques corporations, nous formons des milliers de marchés alternatifs, qui ne sont pas régis par le principe de la cupidité et de la spoliation, mais qui sont l’expression d’une culture particulière et d’une capacité autonome à définir et à faire notre vie.
Une des transformations les plus intéressantes est celle qui a lieu dans le domaine de la technologie. Avant tout, nous remettons en valeur les savoirs traditionnels qui accumulent une expérience millénaire et que la science commence à reconnaître. De plus, nous créons et incorporons des innovations technologiques avancées. À la différence de celles qui proviennent de l’extérieur, par un transfert colonialiste qui, avec les produits chimiques, les plantes transgéniques et autres éléments briment nos capacités et nous font du mal, nous forgeons une transformation technologique qui renforce notre capacité à construire plus qu’à consommer, qui permet mieux de profiter de nos richesses et qui est profondément démocratique et juste.
Jusque dans les conditions les plus graves de rupture du tissu social, une conscience politique chaque fois plus lucide et active se renforce, qui développe l’initiative populaire. Cela révèle une culture politique et démocratique qui s’enrichit continuellement et est l’une des plus profondes du pays. Le progrès constant dans la capacité d’analyse, de résistance, de lutte et d’initiative s’avère impressionnant.
Nos engagements et nos propositions
Nous, participants à cette rencontre, assumons l’engagement expresse de faire un suivi afin de libérer les initiatives, les mobilisations et les actions concrètes qui démontrent notre capacité et correspondent à nos aspirations.
Nous avons constitué des commissions concrètes de travail dans ce but, avec des mandats précis et ciblés, qui ne seront pas des organismes centralisés bureaucratiques, mais des noyaux actifs de service pour coordonner nos engagements.
Nous proposons à tous les Mexicains et Mexicaines les lignes suivantes d’action, signes d’espérance :
– Orienter toutes les luttes civiles vers la création des conditions de paix, vers le respect des droits humains et la construction de la démocratie.
– Défendre les accords de San Andrés et exiger, par tous les moyens possibles, qu’ils soient mis en oeuvre dans la totalité de leur contenu et non pas seulement en ce qui concerne la réforme constitutionnelle prioritaire, que l’on satisfasse aux conditions posées par l’Armée zapatiste de libération nationale pour la réouverture du dialogue, et que soient reconnus et respectés les droits collectifs des peuples indiens.
– Contribuer à la reconstruction du tissu social et communautaire, en renforçant l’observation et la participation civile dans le domaine des droits humains et de la lutte contre la militarisation, la paramilitarisation et pour la libération des prisonniers politiques et la création des conditions nécessaires au retour des déplacés.
– Contribuer à la création d’espaces sociaux et politiques pour les peuples indiens sur une base de respect mutuel, en faisant attention à ce que l’action de tous les organismes de la société civile, des églises et des autres participants s’accordent de façon adéquate aux temps, aux conditions et aux volontés des peuples indiens eux-mêmes, en combattant toute tentative de manipulation de quelques groupes ou partis que ce soit.
– Promouvoir vraiment une relation égalitaire et équitable dans le domaine du genre [2] dans tous les processus et les projets de lutte, priorités et préférences étant données aux groupes qui souffrent une plus grande discrimination et spoliation, comme les peuples indiens et les femmes.
– Soutenir activement les processus d’autonomie et de résistance des peuples indigènes, en renforçant leurs liens avec l’ensemble des mouvements de la société civile.
– Promouvoir des processus d’unité et de convergence au sein de la société civile pour la construction de la paix et de la démocratie, dans le respect de l’autonomie et de la diversité ;
– Approfondir la nouvelle culture politique, à partir d’une éthique qui respecte la diversité et les cultures de notre pays.
– Développer la participation de la société civile mexicaine dans les luttes continentales et internationales face à l’Accord de libre-échange nord-américain et au Plan Puebla Panamá, la Zone de libre-échange des Amériques et la globalisation néolibérale.
– Développer et renforcer la lutte contre les privatisations, en défense des contenus sociaux de l’article 123 de la Constitution et pour la restauration de l’esprit original de l’article 27 ;
– Répandre, approfondir et renforcer les alternatives économiques qui favorisent l’autogestion et la transformation intégrale de nos conditions de production et de vie, dans le respect de la diversité biologique et culturelle et sur le fondement des droits humains ;
– Intensifier la lutte pour la protection authentique de la biodiversité, avec à la base nos formes de sauvegarde participative de la nature et avec la pleine reconnaissance des droits des peuples indiens à la propriété intellectuelle ;
– Reconnaître et manifester, avec des actions concrètes, les relations d’inégalité et de subordination entre les hommes et les femmes dans tous les domaines de la vie, comme une des composantes fondamentales de la lutte pour une société libre et démocratique, promouvant des espaces qui engendrent et renforcent des relations nouvelles d’égalité et d’équité entre tous et toutes.
Nous affirmons :
– Il n’y a pas de transition démocratique sans la reconnaissance effective des droits des peuples indiens .
– Il n’y a pas de réforme de l’État tant que ces droits ne sont pas reconnus par la Constitution.
– Il n’y aura pas de démocratie sans reconnaissance et renforcement du processus d’autonomie.
– Il n’y aura pas de paix sans justice, et la justice commence avant tout par la justice agraire.
Et dans tout cela, l’EZLN est un facteur nécessaire et fondamental de la paix et d’une nouvelle espérance.
Nous nous prononçons pour la réaffirmation des peuples indiens et de notre capacité sociale d’autonomie, en tant que société civile d’une nation formée de multiples cultures qui nous unissent dans la richesse de notre diversité pour former une nouvelle nation digne, démocratique et juste.
C’est maintenant le temps de la société civile : il nous faut reprendre l’initiative. Les peuples indiens ont touché notre cœur, ils nous ont réveillé et nous ont donné l’exemple de la dignité et de l’autonomie. Leurs innombrables contributions depuis 1994 ont culminé dans la marche de la couleur de la terre, qui a porté leurs voix jusqu’à la plus haute tribune des pouvoirs constitués. Ces pouvoirs constitués, à tous les niveaux, démontrent leur incapacité à répondre à ces revendications légitimes. C’est l’heure de la force constituante de la société civile. Nous-mêmes nous « constituons » ces pouvoirs « constitués ». Nous sommes la base légitime de tout pouvoir politique. Nous devons faire valoir cette capacité. Nous ne pouvons pas, nous ne devons pas et nous ne voulons pas laisser entre les mains de quelques groupes, qui usurpent le contrôle de ces pouvoirs constitués, le destin de la nation. Nous avons à faire valoir les droits du peuple dans lequel réside, conformément à la Constitution, la souveraineté de la nation. Nous devons contribuer à forger un nouveau pacte social et politique, qui puisse constituer un nouvel État.
Cet appel adressé aux Mexicains et Mexicaines est également un appel urgent et exigeant adressé aux pouvoirs de l’État, et spécialement aux autorités fédérales et de l’État du Chiapas, pour qu’ils honorent leurs engagements, apprennent à commander en obéissant, respectent la dignité du peuple et de la nation entière, et accomplissent intégralement le mandat qui leur a été octroyé.
San Cristóbal de Las Casas, 7 juillet 2002
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2582.
– Traduction Dial.
En cas de reproduction, mentionner au moins la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Filiales d’entreprises étrangères faisant des travaux de sous-traitance, installée dans des zones franches.
[2] Situation hommes-femmes.