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DIAL 2811

PÉROU - Le Pérou en quête d’espérance. Une entrevue de Gustavo Gutiérrez

mercredi 1er juin 2005, mis en ligne par Dial

Le Père Gustavo Gutiérrez op, principal fondateur de la théologie de la libération, suit de près la situation dans son propre pays, le Pérou. Il a été interrogé à ce sujet par le centre Foro Educativo. L’entretien a été publié dans La Republica (Pérou), 10 avril 2005.


Quelles leçons fondamentales nous livre le rapport de la Commission de la vérité et de la réconciliation ?

Je considère que le rapport de la Commission de la vérité et de la réconciliation est un jalon très important dans la vie du pays. Vivre ces terribles années de violence nous a mis en face des désaccords considérables que nous avons vécus tout au long de notre histoire ainsi que des inégalités profondes et injustes qui marquent notre pays.
La Commission a fait un grand effort nécessaire pour savoir ce qui s’est réellement produit à cette époque, comme le nombre de victimes et les secteurs sociaux concernés. Mais, en plus, elle a eu la lucidité et le courage de signaler les causes conjoncturelles et permanentes de ce qui s’est passé. Elle a donné également la parole aux personnes les plus abandonnées du pays, qui ont pu s’exprimer publiquement (moins amplement que cela aurait été nécessaire, en raison de la réticence des grands moyens de communication), relatant, en langue quechua, aymara et avec des larmes, les vexations dont ils furent l’objet.

Comment construire une culture de paix dans un pays traversé par la violence structurelle ?

La pauvreté et la marginalisation sont sans aucun doute la violence majeure vécue au Pérou. "Violence institutionnelle", ainsi fut-elle appelée par la Conférence épiscopale latino-américaine à Medellín (1968), qui la qualifia d’inhumaine et antiévangélique. Il n’y a pas de paix authentique et durable sans justice sociale. Tout le reste est poudre aux yeux et contre-productif. Permettez-moi de dire que la relation entre justice et paix est l’un des grands thèmes de la Bible. C’est quelque chose sur quoi nous devons insister, une question qui doit inspirer les programmes éducatifs, surtout face à la désillusion et au scepticisme qu’a engendré dans la population, y compris parmi les jeunes, ce que nous avons expérimenté au cours des dernières décennies.

Il reste beaucoup à faire, dans le domaine éducatif, pour faire connaître l’apport de la Commission de la vérité et réfléchir à partir de lui sur la construction d’une paix basée sur la justice sociale. Un apport qui est plus un point de départ que d’arrivée.

Quelle relation existe-t-il entre pauvreté, dignité et citoyenneté au Pérou ?

Une des choses qui frappe le plus aujourd’hui est le peu de valeur accordée à la vie humaine. Une des pires conséquences des années de violence est la "sentiérisation mentale" [1] de tant de Péruviens qui manifestent un grand mépris pour la vie. Il s’agit, cependant, du premier droit humain, élément central de la dignité de chacun. Précisément la pauvreté, telle que nous la rencontrons parmi nous, est un attentat contre ce droit. Mais le furent également les actions terroristes criminelles et, malheureusement, la violence répressive démesurée qu’elles ont provoquée.

Le second grand droit humain est la liberté, la possibilité pour chacun d’être sujet de son propre destin. Il ne s’agit pas d’être la voix des sans-voix, mais que ceux qui n’ont pas de voix aujourd’hui puissent en avoir une. L’exercice et la reconnaissance de ces deux droits (vie et liberté) font des personnes des membres à part entière de la société, des citoyens.

Quel lien existe-t-il, et de quel ordre, entre la mondialisation et la pauvreté ?

Je pense qu’il est nécessaire de distinguer la mondialisation comme fait historique, résultat de beaucoup de facteurs qui ont facilité l’information et la communication d’une manière inconnue jusqu’alors, de la façon dont elle se réalise aujourd’hui. Etre contre la mondialisation en tant que telle, c’est comme être contre l’énergie électrique. Percevoir son ambivalence ne doit pas faire oublier son potentiel énorme d’humanisation.

En même temps, nous ne pouvons que refuser une mondialisation mise au service des privilèges de quelques-uns, qui a fait grandir l’écart entre les nations riches et les nations pauvres, et la distance entre les riches et les pauvres à l’intérieur des pays. Une mondialisation qui cherche à imposer ce que l’on a appelé la pensée unique et qui a créé des formes terribles d’exclusion, faisant de nombreuses populations des personnes traitées comme des rebuts. Elle est aujourd’hui, concrètement, une des causes majeures de la pauvreté.

Qu’est-ce qu’être citoyen aujourd’hui dans le monde ?

C’est avoir la capacité de participer pleinement à l’orientation du pays dans lequel on vit. Savoir, pour citer Norberto Bobbio, où, qui et pourquoi sont prises les décisions qui concernent tout le monde et sur lesquelles tous ont leur mot à dire. Quelque chose qui, bien que nous ne l’ayons jamais vécu pleinement, a été effacé du pays dans la dernière décennie du siècle passé, avec les conséquences que nous voyons de nos jours. J’ai parlé du Pérou, mais comme votre question l’insinue, il faut aller au-delà de ses frontières.

Les droits du citoyen, en tant que personne humaine, ont chaque fois une dimension plus universelle. Il est bon de le rappeler, par exemple, devant le phénomène des migrations contemporaines chaque fois plus massives et face aux difficultés que rencontrent les immigrants aujourd’hui.

Nous vivons une crise dans le pays. De quel type ? Depuis quand et jusqu’à quand ?

Les phrases avec lesquelles les Péruviens illustres ont photographié le pays ont toujours attiré mon attention : « Un Pérou légal et un Pérou profond », « Un pays adolescent », « L’unité reste à faire », « Le Pérou, problèmes et possibilités », « Un pays impatient à se réaliser », « Un pays où sont mêlés tous les sangs ». Ces expressions et d’autres semblables révèlent l’existence de vieux problèmes quant à l’identité nationale et à nos possibilités comme nation. En dépit de tout, elles continuent à être vraies.

Cependant, il est indéniable que ces derniers temps les choses ont empiré. En grande partie en raison de la violence mentionnée, née dans le bouillon de culture de la pauvreté et de l’oubli ancien d’une grande partie de la population, de même qu’en raison d’un messianisme criminel. À cela on doit ajouter la tentative systématique de destruction des institutions, déjà faibles, du pays au cours de la dernière décennie du siècle passé et l’usage non moins systématique du mensonge comme instrument politique. Tout cela a provoqué une méfiance très grande à l’égard de la participation politique et de la convivialité démocratique, et a créé, en même temps, chez beaucoup, une attitude du style « on ne peut croire en rien » et du genre « sauve qui peut » qui ronge la vie du pays.

Où retrouver une source d’espérance pour notre pays ?

Jusques à quand ? Ainsi se terminait la question antérieure. Personne ne peut le dire avec certitude. Mais il est clair que les motifs d’espérance ne seront pas parachutés du ciel. Nous devons les forger nous-mêmes. Tâche considérable, c’est vrai ; mais aussi petite, patiente et quotidienne. En ce domaine, l’éducation, au sens large comme au sens restreint, est décisive.

Toutefois, ce n’est pas une tâche qui doit commencer à partir de zéro. Au milieu de tous nos problèmes, nous avons pu voir des personnes qui ont joué leur vie pour la défense des plus pauvres du pays et de leurs droits les plus élémentaires face aux différentes violences vécues, des associations de population (parmi lesquelles celles qui sont dirigées par des femmes remportent la palme) en luttant pour la nourriture et l’éducation de leurs enfants et de leurs familles, des efforts déployés pour faire des diagnostics précis concernant les maux de notre société. Tout ceci permet de penser qu’il est possible de lutter pour que toutes les personnes qui sont nées sur ce territoire puissent le considérer, justement, comme le lieu où elles sont nées, comme leur nation. Mais n’oublions pas que le futur ne vient pas tout seul, c’est nous qui le faisons.

Pourquoi les jeunes quittent-ils notre pays ? Que peut-on faire pour empêcher cela ? Doit-on le faire ?

La frustration et le chômage jouent sans aucun doute un rôle capital en cela. De plus, ce n’est pas quelque chose qui concerne seulement les jeunes, mais aussi des personnes plus âgées. Mais il y a sans aucun doute d’autres facteurs qui interviennent. C’est le cas de l’attraction exercée par les pays riches qui ont besoin de personnes compétentes et offrent des possibilités professionnelles et des conditions de vie à des personnes qui sont formées dans les pays pauvres et à leur charge ; il y a également une migration de ce type (ce sont, par exemple, les milliers de médecins péruviens qui exercent aux États-Unis).

Néanmoins, bien que l’économique soit une raison puissante, le malaise engendré chez beaucoup par la situation d’un pays qui ne paraît pas capable de trouver un but approprié pour sortir de ses grands problèmes, compte aussi énormément. Je pense que, là, l’éducation des jeunes en matière de responsabilité et de solidarité sociales peut jouer un rôle important ; mais, incontestablement, si la situation économique et politique continue, si se poursuit le peu d’intérêt actuel de l’Etat en ce qui concerne l’éducation, cette tâche sera très difficile.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2811.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : La Republica (Pérou), 10 avril 2005.

En cas de reproduction, mentionner la source francaise (Dial) et l’adresse internet de l’article.

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[1Expression faisant allusion au Sentier lumineux.

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