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DIAL 2812
PANAMA - Le canal de Panamá, ou le Panamá du canal ?
Martín Renzo Rosales
jeudi 16 juin 2005, mis en ligne par
L’image d’un canal qui réclame plus d’eau, plus de terres et de ressources économiques pour rendre possible sa croissance contraste avec la réalité des populations paysannes et urbaines en situation d’appauvrissement accéléré, avec, pour travailler, moins de terres à leur disposition et une eau de plus en plus rare. Tant que le canal exigera toujours plus d’espace et de ressources du Panamá pour ses activités, tant que les bénéfices ne seront pas convenablement redistribués à la population, nous pourrons toujours parler du Panamá du Canal mais pas du Canal de Panamá. Article de Martín Renzo Rosales, sj., paru dans Envío (Nicaragua), mars 2005.
Panamá est un pays doté de ressources naturelles merveilleuses. Il occupe la 19ème place au niveau mondial pour la variété des espèces qui habitent son territoire. 225 espèces de mammifères, 226 espèces de reptiles, 170 espèces d’animaux amphibies et 929 espèces d’oiseaux partagent la vie avec plus de 9 000 variétés de plantes, dont 1 500 sont propres au pays. Mais ce n’est pas pour cette raison que la partie la plus étroite du continent américain est devenue célèbre, mais pour un ouvrage considéré par beaucoup comme la 8ème merveille du monde moderne : le Canal de Panamá.
Le Canal est la principale référence de Panamá depuis que ce pays est devenu indépendant en novembre 1903. Depuis cette date, l’évolution de son histoire se concentre sur l’espoir de tirer profit de la voie interocéanique.
Un ouvrage colossal, des effets colossaux
Depuis le début de sa construction en 1904, jusqu’à son inauguration en 1914, les actions qui ont rendu possible l’existence du Canal de Panamá sont synonymes d’antécédents au superlatif en ce qui concerne la réalisation technique, la santé publique, les déplacements humains et la transformation de l’écosystème. Les données les plus sûres sur la construction du Canal de Panamá se trouvent dans l’ouvrage de David McCullough, La route entre deux mers.
Les réussites en matière de salubrité avec le contrôle de vecteurs - comme celui de la fièvre jaune - eurent un impact considérable sur les politiques de santé publique au niveau mondial. Sur le plan démographique, on estime que des personnes de 97 pays sont venues dans l’isthme pour travailler à la construction du Canal. Les plus de 50 000 Antillais méritent une mention spéciale ainsi que les 15 000 Européens qui débarquèrent à Panamá pour les 10 années que durèrent les travaux. Beaucoup parmi ces ouvriers, en s’installant définitivement dans le pays, ont contribué à la configuration de l’actuelle mosaïque culturelle et ethnique du Panamá.
L’écosystème de l’isthme du Panamá a subi des transformations dramatiques et colossales en raison des excavations pour le canal. On a remué environ 219 millions de mètres cubes de terre et on a construit ce qui fut pendant plusieurs années le lac artificiel le plus grand du monde, le Gatún, avec ses 423 km2. On a détruit des milliers d’hectares de forêts et on a inondé des habitats humains. Du côté du Pacifique on a réussi à relier plusieurs îles à la terre ferme et sur la côte Atlantique on a édifié une énorme digue pour protéger la ville de Colón, ancienne île devenue péninsule au 19e siècle.
Le raccourci de quelques 80 km de long qui constitue ce Canal de Panamá pour traverser l’isthme a permis de réduire considérablement le temps et la distance parcourue entre les océans Atlantique et Pacifique. Par la voie interocéanique, un navire économise plus de 7 800 miles entre New York et San Francisco si on la compare avec l’autre route qui passait par le Cap Hornes, au sud de l’Argentine et du Chili.
Voie de passage, source de revenus
Le Canal de Panamá a été beaucoup plus qu’une route utile et neutre pour les bateaux de toutes les nations. Très vite, il est devenu une enclave économique, politique et militaire des Etats-Unis à des fins géostratégiques. Des lois, une langue, des autorités, une économie et une organisation administrative et des bases militaires américaines se sont installées au milieu du territoire panaméen, modifiant, plus qu’on ne s’y attendait, la dynamique du Panamá en tant que pays indépendant. Depuis son ouverture, en 1914, jusqu’à aujourd’hui, il s’est effectué environ 900 000 passages par le Canal de Panamá, avec un mouvement de 13 000 à 14 000 passages par an. 4% du commerce maritime mondial passe par le Canal et pratiquement 23% du trafic entre l’Asie et la côte Est des Etats-Unis.
Depuis son transfert à Panamá, le 31 décembre 1999, le canal a été une source essentielle de revenus économiques pour le Panamá. Ces 4 dernières années, il est entré dans le pays près de un milliard de dollars, c’est-à-dire beaucoup plus d’argent que durant les presque 85 ans d’administration nord-américaine.
Pour assurer à la voie interocéanique un fonctionnement approprié au moment de passer sous le contrôle de Panamá et dans le but de l’éloigner des velléités de la politique partisane du pays, il a été créé, au moyen d’une disposition particulière de la constitution, une agence autonome chargée de l’administration du Canal et de son bassin hydrographique. Cette institution, appelée Autorité du Canal de Panamá (ACP), est devenue en 4 ans l’institution la plus puissante du pays, avec des recettes par millions qui lui permettent de manier un budget équilibré, bien supérieur à n’importe quelle autre agence gouvernementale du Panamá. Ses 7 500 fonctionnaires et employés sont les mieux payés du pays.
Il est indéniable que, grâce au service efficace qu’il prête à ses usagers, à une technologie sophistiquée typique d’une entreprise d’un pays industrialisé, à sa contribution au PIB national, au trésor national et à l’articulation d’autres services directement ou indirectement reliés au canal, celui-ci est un revenu très précieux pour le Panamá. L’équipe qui le gère - en imprimant à l’ouvrage une dynamique d’entreprise - a assuré non seulement le maintien de l’infrastructure, mais aussi l’amélioration de la qualité des services prêtés par les Nord-Américains.
Aujourd’hui le Canal de Panamá doit répondre aux transformations du commerce international. L’expansion économique asiatique en général, et l’essor surprenant de l’économie chinoise en particulier, ont développé le volume des marchés de ce côté du globe et, par conséquent, ont développé l’échange commercial entre l’Atlantique et le Pacifique. Aussi des entreprises navales de l’Asie et de l’Europe sont-elles en train de s’orienter vers la construction de navires de plus grand gabarit qui permettront de transporter une cargaison plus importante par voyage. Mais ces bateaux sont trop grands pour pouvoir traverser le Canal de Panamá.
Des fonctionnaires de l’ACP avancent l’idée que, dans quelques années, si le Canal de Panamá ne s’agrandit pas, le marché de ces méga-bateaux sera perdu du fait que les navires chercheront d’autres routes alternatives. Aussi, l’ACP se pose-t-elle le problème de l’élargissement du Canal de Panamá pour le maintenir en accord avec les nouvelles tendances du marché naval.
Histoires douloureuses tombées dans l’oubli
Au milieu des années 80, « mon nom est Panamá » fut la devise d’une campagne touristique agressive lancée par l’institut du Tourisme de Panamá et dirigée particulièrement au marché nord-américain. Sa plate-forme de lancement fut un séduisant concours
« universel » de beauté, réalisé avec des tambours et des cymbales en plus de quelques majorettes.
Selon les initiés, Panamá est un terme précolombien qui pourrait vouloir dire « abondance de papillons » ou « abondance de poissons ». Il désigne aussi actuellement un arbre majestueux.
Plus que tout autre signification, ce nom est inévitablement lié au canal qui a conditionné le destin de notre pays. Et ce Panamá-là en lien avec le canal, vu sous une autre perspective, nous offre un panorama qui n’a absolument rien de séduisant pour en faire la publicité. Par exemple, rien ou tout au moins pas grand-chose, n’a été dit dans les textes de l’histoire du Panamá sur le sort, les sacrifices et les souffrances de la plupart des hommes qui travaillèrent à la construction du canal ou encore des victimes dues à son existence.
Les récits les plus connus sur la construction du canal présentent souvent cet ouvrage de prouesse technique comme le triomphe du génie de l’homme sur la nature indomptée pour le bénéfice du commerce mondial. Et c’est vrai : à la base de cette version de l’histoire, il y a les données qui passèrent à la postérité dans la littérature officielle la plus répandue et qui se concentrent généralement sur les personnes qui ont géré le projet. Ces récits sont une fabuleuse vitrine pour admirer les prouesses de ces hommes comme Stevens, Gaillard, Goethals, ainsi que les présidents des Etats-Unis Taft et Teddy Roosevelt. Par contre, on n’a presque rien su des histoires des travailleurs qui, arrivant de près ou venant de loin, ont constitué le facteur essentiel de la réussite de cette entreprise. Tout au plus, la mémoire historique de certains secteurs de la population panaméenne et quelques allusions en littérature font état du système inhumain de discrimination raciale instauré au Canal, où les travailleurs nord-américains recevaient de meilleurs salaires, habitaient dans de plus beaux logements, et obtenaient de meilleurs soins de santé que les travailleurs noirs ou non nord-américains.
On a beaucoup moins parlé des panaméens déplacés à cause des travaux de la construction et des communautés rurales qui sont restées submergées à jamais sous les eaux du Canal. En parcourant rapidement des données auxquelles on a fait peu de publicité, nous savons que, suite aux inondations des terrains sur la route du Canal, près de 21 communautés ont disparu. Quelques-unes sont réapparues en d’autres lieux sous les mêmes noms : Gatún, Limón, Chagres, Miraflores… D’autres, comme Matachín, Bohio Soldado, Gorgona, Frijoles, Bailamonos, Cruces, Cruz de Juan Gallego y Santa Cruz, ont disparu de la face de la terre sans laisser d’autre trace de leur existence que les souvenirs d’anciens, descendants de victimes.
Dans son ouvrage, David McCullough, fait remarquer que des milliers de personnes ont été déplacées par l’avancée des eaux du lac Gatún, ont été dépossédées de leurs terres et de leurs biens et réinstallées sur des terrains plus élevés. Toutes ces personnes sont restées avec le sentiment de ne pas avoir reçu une juste compensation et d’avoir été réinstallées de façon tout arbitraire, sans aucune consultation préalable ni aucune instance à qui se présenter pour réclamer.
Enclave militaire, enclave aux multiples agglomérations
Tout au long du XXème siècle, l’existence de l’enclave autour de ce canal a été un point d’appui pour des interventions militaires du gouvernement nord-américain dans la politique intérieure du Panamá, qui provoquèrent un grand nombre de victimes. Le point culminant a été l’invasion des Etats-Unis en décembre 1989 dont le chiffre réel de morts et de blessés - 15 ans après - n’a pas pu être encore déterminée avec exactitude. Si à tout cela nous ajoutons la présence permanente dans la Zone du canal, du Commando Sud, institution de triste mémoire, le rayonnement négatif de l’enclave, pour notre plus grande honte, a été immense dans le reste du continent.
D’un point de vue démographique, le Canal a favorisé un peuplement qui s’étend sur la zone parallèle à la voie de passage entre les villes de Colón et Panamá. Pratiquement, la moitié des quelques 3 millions et plus d’habitants du territoire de Panamá, habite dans la zone métropolitaine comprise entre ces deux villes.
Dans cette zone, en outre, se sont établis les principaux centres de l’activité socioéconomique et de décision politique du pays. Il en découle principalement une accumulation des problèmes en matière de population, de santé et d’aménagement dans toute la zone, avec des répercussions négatives directes sur l’écologie de la région interocéanique et sur la qualité de vie dans les villes terminales.
La responsable de cette évolution désordonnée de l’habitat humain, de firmes industrielles et d’établissements commerciaux aux alentours de la voie de passage : c’est l’absence d’une politique d’Etat de développement intégral organisée, consistante et cohérente. Première conséquence d’un manque de vision à long terme : on a favorisé dans les environs de la voie de passage, des dynamiques démographiques qui sont une menace pour le fonctionnement efficace de la voie interocéanique et pour le bien-être de la population installée.
L’eau : la ressource vitale et cruciale
La surcharge en population, et la prolifération des activités d’élevage près de la zone du canal ont contribué à un large déboisement à proximité du Canal, ainsi qu’au niveau élevé de pollution des fleuves et ruisseaux qui débouchent dans les lacs Alajuela et Gatún, nuisant grandement à la qualité de l’eau qui doit être traitée pour la consommation humaine et qui vient des deux lacs. De plus, le déboisement a eu une retombée sur l’augmentation des niveaux de sédimentation dans ces lacs et, par conséquent, sur la capacité de stockage de l’eau nécessaire pour le fonctionnement de la voie interocéanique. Pour toutes ces raisons et pour d’autres encore, le thème de l’eau prend actuellement un grande importance.
Pour aller d’un océan à l’autre, chaque navire demande 196 millions de litres d’eau douce. Cette quantité équivaut à celle qui est nécessaire pour satisfaire les besoins de la moitié du million et demi d’habitants qui résident dans la ceinture métropolitaine qui passe par les villes de Panamá, Colón, Arraiján et La Chorrera. Avec une moyenne de passage de 36 bateaux par jour, le Canal de Panamá utilise environ 1 800 millions de galons d’eau douce par jour.
En 1998, le phénomène El Niño a causé la baisse des niveaux de navigation du lac Gatún à des minimums historiques, d’où l’établissement de restrictions au tirant d’eau des navires qui traversaient la voie aquatique. L’impact cyclique de ce phénomène, ajouté à l’augmentation de la demande en eau potable due à l’accroissement de la population métropolitaine et les requêtes pour élargir le canal afin de permettre le passage à des navires plus grands ont poussé l’ACP à établir des alternatives pour suppléer à ces demandes en cas de pénurie. C’est pourquoi l’ACP a proposé l’élargissement de ce qui est connu sous le nom de bassin hydrographique du Canal.
Bassin hydrographique : un projet source de controverse
Le bassin hydrographique du Canal est l’ensemble des courants d’eau qui alimentent la cuvette de la voie interocéanique. Jusqu’au 31 août 1999, le bassin du Canal de Panamá couvrait une surface de 339 649 hectares. Toutefois, dans une loi aussi surprenante que rapide, réalisée par l’Assemblée législative du Panamá, le dernier jour de sa période constitutionnelle de sessions, le bassin du canal a été élargi à 213 112 hectares, arrivant ainsi à totaliser plus d’un demi-million d’hectares, soit environ 7% de tout le territoire du pays. Ce qu’il y a de surprenant et de paradoxal dans cette mesure, c’est que les sources d’eau intégrées dans le nouveau bassin ne versent pas une seule goutte d’eau à la cuvette du Canal.
Les limites du nouveau bassin étendues à des sources d’eau qui ne soient en rien reliées au Canal, l’élargissement fait sans consultation des populations de paysans résidant sur les territoires de ce bassin élargi, les justifications alléguées pour l’approbation de cette loi, enregistrées dans les procès verbaux de l’Assemblée législative, visant à la construction de nouveaux barrages pour fournir davantage d’eau au projet de nouvelles écluses du Canal : voilà les trois détonateurs d’une réaction paysanne qui remet en cause la nature de ce projet.
Malgré l’existence des cartes et de la mention de la construction des barrages dans les procès verbaux de discussion de la loi qui élargit le bassin du Canal, l’ACP dément tout au long de ces deux dernières années tout projet de construction de barrages. Au contraire, dans leurs déclarations publiques, des fonctionnaires de l’ACP répètent que cette zone ne constitue qu’une « simple réserve hydrologique » pour satisfaire les besoins à venir du canal.
Non au barrage, oui au développement
Quand les paysans de la zone ouest de la province de Colón apprirent que la loi qui incluait leurs terres dans le bassin du Canal, avait été approuvée à la hâte et presque en secret, la réaction ne se fit pas attendre. De petites réunions furent organisées à l’intérieur et entre les communautés pour discuter le sujet.
De cette série de réunions entre les communautés est née ce que l’on a fini par appeler la Coordination Paysanne contre les barrages (CCCE), qui a réussi à regrouper des paysans des provinces de Colón, Coclé et de Panamá, représentant les habitants des secteurs qui pourraient être touchés par la création de nouveaux barrages.
« On dit que si le canal n’est pas agrandi, il deviendra obsolète. Et alors ? Le canal a été obsolète pour nous autres paysans depuis le début car nous n’avons reçu aucun bénéfice de ce canal ». C’est ainsi que s’exprime un responsable paysan de la CCCE.
De par leur opposition à la construction des barrages, les paysans membres de la CCCE, ont été l’objet de surveillance, d’hostilité et d’interrogatoires de la part des agents de la sécurité du Panamá. Pour les incriminer, la version officielle a été jusqu’à dire, en 2001, que des « guérilleros » zapatistes étaient présents dans la zone du bassin du canal. En 2004, alléguant des raisons de sécurité nationale, le gouvernement du Panamá expulsa un missionnaire laïc de nationalité espagnole qui collaborait à l’accompagnement des paysans regroupés dans la CCCE.
La CCCE remet en cause la principale icône nationale, le Canal de Panamá, colonne vertébrale de l’économie de services du pays. Et elle le fait en raison des bénéfices nuls ou presque nuls que la population en tire. C’est bien ce qu’exprime un des dirigeants de la Coordination, Francisco Hernández, qui, en répondant à la question d’un journaliste de la télévision qui voulait savoir si les paysans étaient prêts à se sacrifier pour le bien du pays, déclara : « Je demande aux téléspectateurs qui m’écoutent : Quand et comment le citoyen d’une communauté a-t-il perçu les bénéfices du Canal ? Quand quelqu’un nous donnera la réponse à cette question ou quand un groupe important de travailleurs des communautés nous dira ‘Moi je perçois les bénéfices du Canal’, alors nous pourrons parler des sacrifices que, nous autres paysans, nous pourrions faire ».
Barrages ou piscines
Le cas de la communauté de Cuipo, dans la province de Colón, sur les bords du lac Gatún est emblématique. Les conditions déplorables de la route qui mène à cette communauté, en rendent l’accès difficile à la saison des pluies, bien qu’elle soit à peu de kilomètres des écluses de Gatùn. Inutile de parler du service déficient d’eau potable dans cette communauté et même dans la ville de Colón elle-même, deuxième ville du pays. Il y a d’autres communautés proches du Canal qui ne disposent pas d’électricité, d’eau potable ou de centres de santé. Contraste scandaleux avec la technologie sophistiquée du Canal et l’eau abondante qu’il gère.
En plus de leurs arguments justes et raisonnables, les paysans de la CCCE peuvent compter aussi sur l’appui des missionnaires qui travaillent sur la Côte au sud de la province de Colón, des évêques des diocèses de Panamá, Colón et Penonomé, de Caritas Nationale et d’organisations étudiantes et ouvrières. C’est ce qui a permis que la voix de ceux qui seraient les principales victimes des travaux d’élargissement du Canal soit écoutée en différentes instances : radios, télévision et débats publics. Egalement à l’Assemblée des députés. Dans tous ces espaces, ils ont défendu leur position : oui au développement, non à l’injustice.
Tout dernièrement et de façon officieuse, le bruit court que les plans d’expansion du Canal n’envisagent plus la création de nouveaux barrages. On projette plutôt l’installation de piscines parallèles aux écluses. Les écluses recycleraient l’eau utilisée pour faire avancer les navires et il y aurait une utilisation de l’eau plus efficace et rationnelle. S’il en était ainsi, la principale raison des protestations des paysans serait annulée. Et le sens d’autres actions assumées par l’ACP resterait en suspens. Par exemple, depuis deux ans, elle a commencé à procéder rapidement au métrage et à la distribution des titres des terrains situés dans le nouveau bassin. Et les fonctionnaires de l’ACP continuent de visiter les communautés de la zone et de maintenir une importante campagne de relations publiques avec les paysans de la région.
Que tout soit expliqué, que la loi soit abrogée
Ces deux dernières années, on a obtenu du jour au lendemain un financement international pour des programmes d’aide et des études exhaustives dans la région du bassin élargi : ce qui a fractionné l’opposition paysanne au projet et engendré la division dans de nombreuses communautés. Quelques paysans pensent que ces titres leur donnent une garantie de propriété sur leurs terres, tandis que d’autres craignent que ces actions donnent un cadre de légalité à de possibles réinstallations et indemnisations, toujours à l’encontre de la volonté des propriétaires, qui voient dans leurs terres quelque chose de plus qu’un simple bien à estimer financièrement. Entre-temps, les habitants du bassin primitif - celui qui produit l’eau que le Canal utilise actuellement - se plaignent du manque d’attention de la part des autorités du canal et de la nation.
Autre cause de tracas : le secret bien gardé avec lequel l’ACP a utilisé les informations recueillies dans les études sur le bassin élargi du Canal. Le panorama s’obscurcit avec l’annonce de la réalisation, avant fin 2005, d’un référendum qui consulterait la population panaméenne sur le projet d’élargissement du Canal. Sans grande information critique répandue parmi l’opinion publique, et à coup de publicité favorable à l’avance, les résultats sont prévisibles.
Devant toutes ces ambiguïtés, les membres de la CCCE insistent pour demander l’abrogation de la loi qui élargit le Canal. Cette loi est suspendue, comme une épée menaçante, au dessus de leurs têtes et des terrains de leurs communautés. En considérant ces zones comme « réserve hydrologique du Canal », leur utilisation future au bénéfice de la voie interocéanique, et au détriment de leurs habitants, n’est pas écartée.
Contrastes dramatiques
Si les craintes sur l’impact futur de l’élargissement du canal n’ont pas disparu, le présent ne laisse guère d’espace à la conscience tranquille. La réalité contredit le slogan d’une campagne que l’ACP a lancé dans les médias panaméens et qui disait : « les bénéfices du canal se font sentir dans tout le pays ».
Selon le rapport du Développement Humain 2002 du PNUD :
Pendant que les touristes qui visitent le pays injectent en un trimestre au Panamá environ 120 millions de dollars dans l’économie nationale, des familles entières dans la région de Ngobe-Buglé doivent survivre avec des rentrées mensuelles inférieures à 25 dollars par mois.
Pendant que 52 millions de galons d’eau douce, pour chaque navire qui traverse le Canal, aboutissent à la mer, dans de nombreux quartiers des villes de Panamá et Colón, et dans de nombreux foyers des districts de Las Minas ou Donoso, dans la province de Colón, les habitants ne savent pas quand ils pourront compter sur l’eau potable.
Pendant que l’on fait des études et des projets de nouvelles écluses pour améliorer le passage dans le Canal, le projet et la planification d’une infrastructure routière appropriée pour relier convenablement les habitants de Panamá entre eux restent toujours insuffisants.
Lorsque le citoyen de la rue se demande si les recettes que le Canal procure au trésor panaméen contribuent à l’amélioration des niveaux de vie à Panamá, le doute grandit. La totalité des presque mille millions de dollars versés au gouvernement de Panamá durant ces 4 dernières années n’a pas empêché la dette extérieure du Panamá d’augmenter pratiquement d’autant, ni le pourcentage de sa population pauvre de se maintenir aussi élevé. 40,5% de la population du Panamá vit dans la pauvreté et le Panamá du Canal est, avec le Brésil , l’un des pays de tout le continent où la richesse est la plus mal distribuée.
Les paysans remettent en cause ce modèle de développement
Les grands efforts et les investissements qui ont été faits et se feront probablement pour assurer l’articulation du Panamá avec le monde du commerce international contrastent énormément avec les initiatives très insuffisantes qui ont été et sont effectuées pour réussir une meilleure intégration économique et sociale à l’intérieur du Panamá et entre tous les citoyens panaméens. La dotation inappropriée et l’entretien des routes, des chemins intérieurs, des liens de commercialisation, ou des services de santé et de téléphonie au niveau national sont toujours sans solution, malgré les apparentes réussites proclamées par les autorités. Il y a de meilleures connexions entre les aéroports de Panamá et Madrid, Miami ou New York qu’entre les départements limitrophes panaméens de Colón et Coclé, Darién et Panamá. Et tout récemment il était même moins cher de téléphoner entre Panamá et Taiwan qu’entre les départements panaméens de Colón et de Chiriquí. De tels paradoxes ne lancent même plus de défi à l’imagination des Panaméens.
Nous espérons que le Canal puisse rendre un meilleur service aux Panaméens et pas seulement au commerce mondial. On attend de voir si les technocrates du Canal, fabuleusement rémunérés, écouteront les voix de ceux qui sont moins avantagés par le Canal. Les paysans du Panamá, qui n’ont guère de penchant pour les doctrines économiques et les prouesses de la technicité, mais qui sont dotés d’un grand réalisme et de bon sens, ont osé remettre en cause la rationalité qu’il y a derrière le modèle de développement du Canal qui a conditionné l’histoire socioéconomique du Panamá. C’est le moment de les écouter et de leur donner des réponses appropriées.
L’histoire récente des mégaprojets réalisés en différentes parties du monde - l’Eurotunnel ou les barrages hydroélectriques latino-américains - nous prouve que ce sont des chantiers lancés à l’aide d’une publicité qui exagère leurs éventuels avantages et diminue ou occulte à l’opinion publique les effets négatifs qui sont subis par la suite et qui sont bien réels. Actuellement, l’Autorité du Canal effectue une impressionnante campagne publicitaire qui exagère encore démesurément les avantages du Canal et l’opportunité de les augmenter avec son élargissement.
Canal de Panamá ?
Il est indéniable que le modèle lié au Canal a conditionné pour chacun la perception du Panamá comme un pays de transit et de services : ce qui a empêché de voir et de créer des alternatives dans la production qui puissent tirer profit des différentes potentialités du pays, pas forcément liées au Canal. Le modèle a eu l’impact idéologique de répandre parmi la population l’idée que le Panamá ne pourrait ni pourra exister sans le Canal.
L’image d’un canal qui réclame plus d’eau, plus de terres et de ressources économiques pour rendre possible sa croissance contraste avec la réalité des populations paysannes et urbaines en situation d’appauvrissement accéléré, avec, pour travailler, moins de terres à leur disposition et une eau de plus en plus rare.
Tant que le canal exigera toujours plus d’espace et de ressources du Panamá pour ses activités, tant qu’il ne s’assurera pas que les bénéfices qu’il génère soient supérieurs aux ressources qu’il consomme et que ces bénéfices soient convenablement redistribués à la population, nous pourrons toujours parler du Panamá du Canal mais pas du Canal de Panamá.
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2812.
– Traduction Dial.
– Source (espagnol) : Envío (Nicaragua), mars 2005.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.