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DIAL 2359

PÉROU - Le pays est passé de la violence terroriste et anti-subversive à l’autoritarisme du président Fujimori

Ernesto de la Jara

mercredi 1er mars 2000, mis en ligne par Dial

Les élections présidentielles doivent avoir lieu au Pérou le 9 avril prochain. Puisque le président Fujimori a décidé de se représenter une troisième fois, c’est aussi le moment de faire un bilan de sa présidence en matière de droits de l’homme. Le résultat est source de graves interrogations sur la gestion présidentielle. Article de Ernesto de la Jara, paru dans Ideele, décembre 1999-janvier 2000.


Tout comme entre 1980 et 1994 l’axe permettant comprendre la situation des droits de l’homme au Pérou et de définir en conséquence un programme était celui de la violence politique (terrorisme - stratégie antisubversive), depuis plusieurs années nous vivons une période marquée par un axe distinct mais tout aussi évident : l’autoritarisme comme régime politique. 1999 a été une année particulièrement révélatrice de cette nouvelle période, du fait de sa proximité à une échéance électorale que cet autoritarisme prétend utiliser pour se maintenir au pouvoir, du moins au-delà de l’an 2000. Ainsi, avec ce gouvernement nous sommes sortis d’une situation limite, mais ce même gouvernement nous a placés dans une autre situation extrême, très différente mais tout aussi grave.

Fort heureusement, il n’est plus le temps où il fallait commencer le discours sur les droits de l’homme par un terrible et alarmant décompte des attentats et assassinats commis par le Sentier lumineux (SL) ou le Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA), pour continuer par un décompte, tout aussi terrible et alarmant, des disparitions, exécutions sommaires et détentions arbitraires commanditées par l’État. Si le Sentier lumineux conserve encore la capacité de faire des dégâts dans certaines zones du pays et s’il y a tout un planning en cours, hérité des années antérieures, la violence politique est, aujourd’hui, un fait marginal, de plus en plus restreint et, par conséquent, les violations des droits de l’homme liées à cette situation ont cessé.

Dans notre cas et à la différence d’autres expériences, la sortie de cette étape de violence politique n’a pas été le signe d’un plus haut niveau de démocratie, mais elle a coïncidé avec le début et la consolidation d’un régime politique autoritaire, dont le faire-part de naissance a pris forme avec l’autoproclamation du 5 avril 1992.

C’est pourquoi ce qui caractérise la détérioration de la situation des droits de l’homme au Pérou, ces derniers temps, c’est la concentration du pouvoir politique entre les mains de Fujimori et son entourage, et l’élimination parallèle de toute institution ou espace capable d’y apporter une limite, un contrepoids ou un contrôle.

Dans les années antérieures déjà, il y a eu des interventions dans ce sens, et on est parvenu à contrôler toutes et chacune des institutions de l’État. Ce sont plutôt les instances qui, dans une société démocratique, doivent être circonscrites à des espaces très concrets et réduits, qui se sont fortifiées ; nous faisons particulièrement référence au SIN et à la juridiction militaire. (La puissance de cette dernière a été mise en évidence récemment à travers le retard mis à libérer Cesti, alors même que Fujimori lui-même avait déclaré publiquement qu’il fallait respecter l’arrêt de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) qui ordonnait sa libération [1].)

De ce point de vue 1999 n’a été qu’une année de plus. Un Congrès sous la coupe d’une majorité sans faille des représentants de la politique officielle, (avec pour seule exception Carlos Ferrero qui a continué de voter selon sa conscience) ; un pouvoir judiciaire constitué dans sa grande majorité de magistrats provisoires, c’est-à-dire manipulables, et une Commission exécutive transitoire devenue éternelle ; un procureur de la nation avec des attributions réduites ; l’absence de Tribunal constitutionnel ; un système électoral sous contrôle et, de ce fait même, discuté (chose qui ne se produisait plus depuis longtemps dans le pays). On pourrait continuer ainsi à dresser la liste de toutes les institutions et, pour chacune, on pourrait pointer du doigt une grave irrégularité.

Le Bureau du défenseur du peuple reste l’unique exception, puisqu’il conserve son indépendance et accomplit une importante fonction de surveillance ; mais, du fait de sa nature - une institution dont les seuls recours sont la persuasion et l’ascendant moral -, il ne peut en aucune manière être considéré comme un contrepoids pour normaliser le jeu des pouvoirs. De plus, si l’on considère la complication de la scène politique à venir, on peut s’attendre à ce que l’ombudsman ait à surmonter les épreuves du feu.

C’est ce contexte de concentration du pouvoir et de désinstitutionnalisation qui explique, non seulement l’incompatibilité, mais le court-circuit entre l’actuel régime politique et les supports essentiels des démocraties contemporaines que sont la liberté de la presse et les mécanismes internationaux de contrôle.

Transparence des moyens de communication

Au cours de l’année 1999, tous les indicateurs qui, les années antérieures, révélaient déjà de graves problèmes en matière de liberté de la presse, sont allés dans le sens d’une aggravation. Il y a même eu une totale absence de retenue car si aujourd’hui quelque chose est transparent dans ce pays c’est bien le contrôle et la manipulation des moyens de communication :

 Élimination presque totale dans les médias de masse (télévision non câblée et en partie radio) de tout ce qui peut ressembler à un débat contradictoire sur des thèmes politiques et, en lieu et place, des amuseurs et des talk-shows médiocres.

 Utilisation permanente de ces mêmes médias pour faire de la propagande en faveur du régime et contre tout ce qui pourrait signifier opposition ou désaccord.

 Utilisation de la publicité d’État et des dettes envers l’État pour favoriser les médias amis et mettre tout le reste sous surveillance.

 Harcèlement et agressions contre la presse locale

 Manipulation du pouvoir judiciaire en faveur de la presse soumise et contre la presse critique.

Toutes ces rubriques sont devenues courantes dans les chronologies et rapports concernant la liberté de la presse, et chacune d’entre elles peut être illustrée d’exemple très concrets, de plus en plus fréquents. C’est la raison pour laquelle le thème des attentats à la liberté de la presse est devenu un chapitre à part et l’un des principaux dans l’évocation de la situation du pays. C’est donc une importance toute spéciale qu’ont eu, au cours de l’année, les déclarations faites dans ce sens par Alejandro Miro Quesada devant la SIP, le rapporteur spécialiste de la liberté de la presse de l’Organisation des États américains, celui du Conseil national de la presse, l’Institut Presse et société, l’Association nationale des journalistes, et même celles de Madeleine Albright (secrétariat du Département d’État) et le Congrès nord-américain lui même, à l’unanimité (la fameuse Résolution 209).

Le fait que le gouvernement n’ait pas pu faire marche arrière, ne serait-ce que d’un millimètre, dans l’affaire Ivchner [2], et cela malgré le bénéfice énorme qu’il aurait pu tirer du moindre geste, est tout à fait significatif de la situation : ce n’est pas pour rien qu’il préfère Ivchner hors du pays, remuant ciel et terre, à Ivchner au Pérou de nouveau à la tête de son canal de télévision. Il y a bien une raison.

Mais Ivchner, désormais, n’est plus le seul propriétaire d’un canal de télévision tombé en disgrâce aux yeux du régime et qui a payé de sa personne le résultat de sa brouille avec le gouvernement, quel que soit le degré d’amitié dans le passé. Cette année ce fut le tour de Gerardo Delgado Parker, rien moins que cela. Voir ce puissantissime chef d’entreprise n’avoir pas assez de mots pour dénoncer que, lui aussi, a été dépouillé de son canal de télévision pour n’avoir pas accepté un comportement inconditionnel et l’obéissance que le gouvernement exige aujourd’hui de la télévision, fait la preuve de la gravité de la situation et des risques que l’on encourt lorsqu’il y a le moindre désaccord ou blocage avec le gouvernement. On imagine bien que cette image de « papa hop » en victime doit avoir augmenté la panique qui existait déjà parmi les dirigeants des médias en particulier et tous les dirigeants dans leur ensemble, et par conséquent, permet de supposer que le silence sera, désormais, sépulcral.

Il est naturel qu’une situation aussi clairement déficitaire en matière de démocratie et droits de l’homme attire, comme un aimant, les rappels à l’ordre internationaux. C’est bien pourquoi dans le courant de l’année ils ont été innombrables : Commission interaméricaine, Département d’État nord-américain, Congrès des États-Unis, Union européenne et pays européens, organismes internationaux de journalisme, organismes de défense des droits de l’homme, etc. Cela fait partie de la globalisation, et de plus en plus. Il est certain qu’il existe des lobbies, et aussi des pays qui dans une situation semblable parviennent, du fait de leur poids, à imposer un autre genre de considérations (pourquoi faudrait-il le nier : cela aussi fait partie de la globalisation), mais il n’en est pas moins certain que, dans notre cas, et c’est ce qui est important, les interrogations internationales s’appuient sur la réalité car aucune ne se base sur des faits faux ou inventés de toutes pièces.

Il en irait tout autrement s’il était possible d’invoquer un problème de désinformation ou l’intervention de puissants lobbies. Alberto Bustamante, seul, dans son zèle pour accomplir au mieux sa charge de premier ministre, ose dire qu’il n’y a pas d’affaire Ivcher et que si celui ci ne revient pas dans son pays c’est parce qu’il ne veut pas ; ou bien encore que si les magistrats du Tribunal constitutionnel n’ont pas été réintégrés c’est parce qu’ils ne le veulent pas, contrairement au souhait du gouvernement.

Du fait même qu’il s’agit d’un régime qui porte atteinte continuellement à la démocratie et aux droits de l’homme, il ne peut pas se payer le luxe d’autoriser un contrôle de l’extérieur ; c’est pour cette raison que, pendant l’année qui s’est achevée, il s’est retiré du Système interaméricain [3], afin d’éviter d’avoir à rendre des comptes sur une série de cas qui allaient s’amplifiant et qui relevaient de la nature autoritaire du régime (Tribunal constitutionnel [4], Ivcher, législation antiterroriste, Cantuta et Barrios Altos).

Dans ce contexte, le travail sur les droits de l’homme doit avoir pour priorité absolue la recherche de la restauration de l’État de droit et des institutions démocratiques, ceci sous couvert d’une double argumentation : il s’agit d’une situation qui, en elle-même, est une violation des droits de l’homme puisqu’elle porte atteinte à deux des standards universels, sources d’obligation, inclus dans l’organisation juridique du pays et dans les conventions internationales signées par le Pérou (accès à la justice et garantie de l’indépendance de celle-ci, légalité, indépendance des institutions et des organes de pouvoir, liberté de la presse, etc.), et puisque, en même temps, il s’agit des garanties fondamentales à l’exercice de l’ensemble des droits.

Élections et droits de l’homme

Il existe une donnée essentielle qu’il faut ajouter à la situation évoquée et qui donne sa spécificité au planning relatif aux droits de l’homme pour les mois à venir : la volonté du régime actuel de perdurer au-delà de l’an 2000 par la candidature à une réélection présentée pour la troisième fois par Fujimori et qui va contre la Constitution.

Cela signifie que le travail de défense des droits de l’homme pendant la campagne électorale qui approche ne pourra pas se limiter - comme ce fut le cas lors de précédentes élections - à obtenir des candidats qu’ils débattent et s’engagent à propos des droits de l’homme, mais qu’il devra aussi assumer des fonctions de défense de standards incontournables.

Prendre part aux efforts pour que les prochaines élections soient effectivement en accord avec l’ordre juridique international et les standards universels, c’est une activité qui fait partie du travail en faveur des droits de l’homme, par-delà quelque sympathie partisane ou idéologique que ce soit, car ce qui est en jeu ce sont les droits civils et politiques fondamentaux, comme ceux d’élire et d’être élu, le droit à la participation, la défense de la légalité, etc.

Par conséquent, s’opposer dès maintenant à la candidature illégale de Fujimori, à l’utilisation illégale des ressources de l’État en faveur de sa candidature, au harcèlement et aux attaques contre des candidats de l’opposition, à la manipulation des moyens de communication, etc., fait actuellement partie du travail pour l’application des droits de l’homme.

Il existe une raison supplémentaire pour que les droits de l’homme soient très présents dans le débat électoral à venir, un peu sans le vouloir ni le devoir : ils sont un des thèmes choisis par le discours officiel pour attirer et cumuler les intentions de vote. Ce discours consiste à dire que c’est eux qui ont sauvé le pays du terrorisme grâce à une stratégie à laquelle les droits de l’homme étaient opposés, car tout adversaire du gouvernement qui manifeste la moindre inclination en faveur des droits de l’homme (par exemple la nécessité de respecter les décisions du Système interaméricain) passe automatiquement dans le camp des terroristes. C’est sur la base d’une telle logique que la presse jaune accuse actuellement Castañeda et Andrade [5] de terrorisme.

Pour des raisons différentes de celles du passé, mais tout aussi graves, le planning actuel de défense des droits de l’homme est net et précis, en plus d’être chargé.

En conclusion : avec ce gouvernement, nous sommes sortis d’une situation très grave, d’une guerre intérieure déchaînée par le terrorisme et attisée par la réponse inadaptée qu’y avait donnée l’État, mais ce même gouvernement nous a mis dans une situation limite extrême. La situation antérieure était sanglante et de ce fait présentait un caractère d’urgence, mais elle avait « l’avantage » de ne nous confronter qu’à un seul ennemi commun et déclaré : « tous contre SL et le MRTA » ; les divergences ne portaient que sur la façon de les mettre en déroute. C’est en ce sens que la situation actuelle est beaucoup plus complexe, car la division absolue et la polarisation du pays se situe « entre nous », sans immixtion du terrorisme. Dans ce contexte, le défi a un caractère différent et probablement plus exigeant.

 


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2359.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Ideele, décembre 1999-janvier 2000.
 
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[1Cesti, courtier en assurances, retiré de l’armée 13 ans plus tôt, fut arrêté, jugé par un tribunal militaire, condamné et emprisonné pour une affaire compliquée de fraude en assurances dans l’achat d’hélicoptères par l’armée. La Cour interaméricaine avait ordonné que la demande d’habeas corpus faite par une juridiction civile en faveur de Cesti soit respectée (NdT).

[2Baruch Ivcher, né en Israël, propriétaire d’un canal de télévision, a perdu la nationalité péruvienne et son entreprise après avoir autorisé la diffusion d’informations sur des écoutes téléphoniques pratiquées par le SIN, service de renseignement national (NdT).

[3La Cour interaméricaine des droits de l’homme avait notamment exigé du Pérou qu’il fasse un nouveau procès pour les quatre membres chiliens du Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru condamnés à la prison à vie pour trahison à la patrie. Suite à cette demande, la Pérou a décidé de dénoncer en juillet 1999 la compétence juridictionnelle contentieuse de la Cour interaméricaine. Il faut préciser que, du même coup, Fujimori échappait aux décisions que cette même Cour pouvait prendre au sujet des trois magistrats du Tribunal constitutionnel (voir note 4) et de Baruch Ivcher (voir note 2) qui avaient porté plainte devant cette même Cour (NdT).

[4Fujimori a limogé les trois magistrats du Tribunal constitutionnel qui n’ont pas voté en faveur d’une “interprétation authentique” de la Constitution, qui autorise le président à se présenter une troisième fois aux élections présidentielles (NdT).

[5Deux candidats de l’opposition pour l’élection présidentielle. Castañeda est l’ancien président de l’Institut péruvien de la sécurité sociale (parti : Solidarité nationale) et Andrade est le maire de Lima (parti : Somos Perú) (NdT).

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