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DIAL 2364

VENEZUELA - Une société civile capable d’une solidarité héroïque

Armando Janssens

jeudi 16 mars 2000, mis en ligne par Dial

Les pluies diluviennes qui se sont abattues sur le Venezuela ont provoqué, notamment dans la nuit du 15 au 16 décembre, la pire catastrophe naturelle jamais survenue dans ce pays. Les dégâts provoqués ont été considérables : plusieurs centaines de milliers de sinistrés, plusieurs dizaines de milliers de morts et de maisons détruites. Le drame a aussi donné lieu à d’innombrables mouvements de solidarité au sein de la société vénézuélienne avec une ampleur encore jamais vue. C’est ce que décrit

l’article ci-dessous qui voit dans ce mouvement la manifestation d’une société civile plus vivace qu’on ne l’imaginait, source d’espoir pour l’avenir du pays si le processus continue de se renforcer. Article de Armando Janssens, paru dans SIC, janvier-février 2000 (Caracas).


Au milieu de la stupeur et de la douleur qui ont inondé notre pays sous l’impact d’un phénomène naturel, on a vu briller un mouvement de solidarité comme on n’en avait jamais vu auparavant. De manière spontanée et sans aucune consigne formelle, des milliers de citoyens de tous les secteurs sociaux sont venus à l’aide de ceux qui étaient en danger d’être dévastés, ou de ceux qui perdirent en quelques minutes leurs maisons et les affaires qui faisaient partie de leur existence quotidienne et qui leur assuraient une sécurité. Pas moins de 350 000 personnes et 66 000 maisons touchées dessinent le visage de cette tragédie qui définira pour longtemps le profil du pays. Au cœur d’une situation qui, en des lieux différents, était proche de l’Apocalypse, ce mouvement, toujours à l’œuvre, a augmenté et il a atteint toutes les zones, depuis Vargas, district fédéral, et Miranda jusqu’à Falcón Yaracuy, Zulia et Nueva Esparta. Ceci démontre que certainement, comme le dit un slogan que nous avons entendu de nombreuses fois ces jours : « Au Venezuela, la solidarité est aussi un phénomène naturel. »

Les moyens de communication, avec un éventail de journalistes capables et très engagés, ont montré les aspects héroïques de cette solidarité nationale. Mais beaucoup de faits sont restés dans l’ombre. C’est par milliers que les voisins ont ouvert leurs maisons pour accueillir les sinistrés et leur assurer tout ce qui est nécessaire pour surmonter cette tragédie : affection, vêtements, nourriture et couverture. C’est par milliers que les citoyens ont

lancé de grandes collectes et ont créé des dizaines de centres d’approvisionnement où l’on travaillait efficacement jour et nuit pour recevoir, de mains anonymes, des tonnes de vêtements, d’aliments, de médicaments et de tout ce qui est nécessaire pour faire face à l’urgence. C’est par milliers que les volontaires se sont occupés des sinistrés dans les lieux de regroupement et ensuite dans les centres habilités dans tous les points. C’est par milliers que des gens ont collaboré pour transporter dans leurs propres voitures, camionnettes, camions, minibus, autobus, motos ou hélicoptères les sinistrés et les tonnes d’aide recueillies. C’est par milliers que des personnes et des entreprises ont fait un apport économique de manière généreuse dans les occasions les plus diverses et ont aidé à l’humanisation de l’urgence.

Des faits et des chiffres

Si nous faisons des calculs à partir des données et des estimations disponibles, nous nous trouvons face à une solidarité dont l’impact économique est profond. On pourra affiner ultérieurement les estimations, mais à partir des chiffres disponibles, en plus de nos propres calculs, nous pouvons affirmer sans crainte de nous tromper que la société civile vénézuélienne a promu une solidarité qui représente financièrement des millions.

Pendant les quinze premiers jours des effets causés par le phénomène naturel, un calcul précis nous montre que, dans la seule collecte de vêtements, d’aliments et de médicaments, ce n’est pas moins de 11 milliards de bolivars qui ont été transférés de la population elle-même vers les sinistrés. Nous pouvons observer que la grande partie des vêtements était de bonne qualité et provenait de la garde-robe particulière des donateurs ou acquise expressément pour être donnée. Les diverses entreprises et divers commerces de la branche ont puisé dans leurs stocks des quantités appréciables, donnant ainsi leur contribution pour permettre à la grande majorité des sinistrés d’avoir suffisamment de linge de rechange.

Il s’est passé la même chose ou mieux encore en ce qui concerne l’apport en nourriture pour soutenir une grande masse humaine de pas moins de 150 000 personnes en grave situation d’urgence. Le miracle de la multiplication des pains s’est répété. Rarement dans l’histoire des désastres, on a vu un apport aussi considérable, soutenu et varié d’aliments y compris d’aliments pour enfants. Grand a été l’apport des familles et des individus qui ont pris dans leurs réserves ce dont on avait besoin. Aussi bien dans les quartiers que dans les cités, de même qu’à la sortie des différents marchés, les apports en nature ont été volumineux. L’achat effréné d’aliments dans les marchés et les supermarchés n’avait pas pour but d’assurer les fantaisies de la population pour les derniers jours du millénaire, mais de donner des aliments dans les nombreuses collectes organisées de manière spontanée. Familles, communautés et groupes de toutes sortes ont préparé au cours de ces premiers jours la nourriture nécessaire pour l’apporter aux lieux d’hébergement et faire ainsi face aux premières nécessités. Des cafés, restaurants, chaînes de restauration rapide, jusqu’aux restaurants de luxe, ont fait des apports substantiels de même que les chambres et les industries liées à ces commerces. Certaines ont même changé leur ligne de production pour correspondre aux nécessités les plus pressantes. Tout ceci a permis que soient soutenus pendant de longs jours les milliers de sinistrés, les volontaires et assez souvent les soldats engagés dans les actions de secours. On pouvait encore observer au cours des premiers jours de janvier dans le Fuerte Tyuna de grands dépôts de nourriture accumulée pour être ultérieurement distribuée, ce qui fit dire à un militaire haut gradé : « Il y a ici de la nourriture pour toute une année. »

S’il en a été ainsi pour la nourriture, on peut observer la même chose pour les médicaments. Les gens apportaient ce qu’ils avaient à la maison et allaient acheter ce que l’on demandait par la radio, la presse et la télévision. D’une façon également généreuse, les entreprises de fabrication, d’importation, de distribution et même les pharmacies ont fait des apports qui ont permis de maintenir un niveau satisfaisant de santé publique parmi les sinistrés. Les dons effectués dépassent les 400 tonnes, ce qui équivaut à plusieurs milliards de bolivars.

Quelque 30 000 personnes ont travaillé comme volontaires à Caracas, Vargas, Barlovento, Falcón et autres lieux. Elles ont travaillé durant les premiers jours de façon exemplaire et soutenue. La valeur économique de ce travail, à partir d’une estimation très modérée, approche le milliard de bolivars. Il est évident qu’on ne peut pas calculer l’apport de milliers de collaborateurs et de familles de sinistrés qui ouvrirent leurs maisons à ceux qui avaient tout perdu et qui leur apportaient une attention inestimable. On ne peut pas davantage calculer l’apport des paroisses, collèges, universités et institutions privées qui ont reçu dans leurs installations des contingents humains et qui ont survenu à leurs besoins avec beaucoup de responsabilité jusqu’à ce qu’ils retrouvent un logement. Hôpitaux et cliniques privées firent la même chose en maintenant ouverts leurs services sans exiger aucun paiement. (...)

En résumé, pendant les quinze premiers jours d’urgence nationale, le secteur civil et productif a bien réagi dans ce transfert merveilleux d’économie domestique. Pas moins de 15 milliards de bolivars - ce qui équivaut à plus de 23 millions de dollars - ont été déboursés sous différentes formes par la population, les communautés, les organisations et les entreprises pour alléger la crise et lui donner une solution partielle.

Une société civile ouverte

Il est encore un peu tôt pour tirer de grandes réflexions sur ce qui s’est passé parmi nous dans le domaine de la dynamique sociale, au milieu de cette tragédie qui nous touche au plus profond de notre sensibilité humaine. Mais nous devons souligner avec satisfaction que le pays a réagi « comme un seul homme », ce qui a permis de découvrir que le tissu social a plus de solidité et de cohérence que ce que nous percevons habituellement. Sans méconnaître les problématiques réelles et les dysfonctionnements sociaux honteux qui existent, il n’en est pas moins certain que les événements actuels nous permettent de réaffirmer la possibilité de créer une société de coresponsabilité qui surmonte ces divisions. Le véritable défi suivant est de convertir tout le pays en une société conviviale et hautement productive, un pays qui s’insère dans le monde global sans perdre sa propre identité. Pour atteindre un tel objectif, il faut une structure sociale bien intégrée qui fonctionne en interaction permanente. Les événements que nous avons décrits ici soutiennent cette possibilité : il y a une capacité disponible pour continuer à tisser et à renforcer l’interrelation sociale. Ceci doit être en grande partie la tâche de la société civile dans ses formes les plus diverses.

La société civile émergente au Venezuela existe et se manifeste chaque jour avec une plus grande créativité, spécialement en ce temps-ci où les grandes organisations sociales comme les partis, les syndicats et les organisations professionnelles vivent leur pire moment, et où elles doivent, tôt ou tard, se reconstruire avec de nouvelles valeurs et de nouvelles dynamiques. Pendant ces jours-ci, nous avons pu observer que la grande majorité des personnes rejoignant le volontariat correspondent à des groupes formels et informels. Dans une petite enquête (non formelle) nous avons pu repérer plus de 30 sortes de groupes ou organisations qui participaient activement au travail d’urgence. Très apprécié était l’apport des groupes liés à l’Église, qui étaient présents en de nombreux lieux, de même que diverses dénominations religieuses qui ont agi avec un grand sens de l’organisation. Nous avons observé une quantité appréciable d’organisations communautaires comme les associations de voisinage, les centres culturels et sportifs. Des groupes d’étudiants, des communautés éducatives et diverses fédérations universitaires étaient présents. De même, un éventail d’organisations variées a collaboré : coopératives, groupements professionnels, quelques syndicats et groupes liés aux partis politiques. On a pu constater la coopération de différentes chambres, entreprises, banques et industries et jusqu’à des lignes de transport en commun qui se sont mises à la disposition des gens. De même, aussi, le volontariat organisé dans les groupes de secours, les mouvements de jeunesse et les mouvements scouts. Les organisations non gouvernementales dans leurs diverses expressions ont activement participé et se préparent, selon leurs diverses aptitudes aux étapes postérieures de relogement. Et enfin - mais ce n’est pas le moindre - un nombre respectable de groupes spontanés qui sont nés à l’occasion dans les quartiers et les cités et formés d’amis et de voisins, de même que des réseaux régionaux d’habitants (de Táchira, de Mérida et de Maturín, entre autres) qui sont venus pour aider et sauver les leurs. La grande majorité de ceux qui ont collaboré se sont intégrés en tant qu’ensemble ou groupe afin de donner plus de sécurité et d’efficacité à leur travail.

Tout ceci reflète la société civile actuelle, ce qui ne correspond pas toujours aux attentes de ceux qui espèrent une société civile bien organisée, forte et organique, comme on la décrit dans les livres ou comme cela s’est produit dans des pays qui ont une autre histoire. Notre société civile correspond à un pays en crise avec un bas niveau de citoyenneté et où la moitié de la population travaille et vit dans le secteur informel et agit selon des besoins et des motivations immédiates qui évoluent fréquemment. La créativité sociale consistera à promouvoir des points de référence variés, permanents et attractifs, proches des gens et de leur sensibilité, qui s’articulent à leur tour et forment des alliances occasionnelles avec beaucoup de groupes informels, ce qui permettra une participation variée dans sa densité, sa fréquence et ses formes. Le prochain travail sera de conférer une plus grande cohérence à cette grande variété d’initiatives permanentes et occasionnelles, pour renforcer ainsi la conviction sur l’existence et la capacité de la société civile à se développer dans sa mission propre, et ainsi réussir à ce que la société se construise à partir de ses propres bases.

Pour terminer

La description faite dans ces pages prend seulement en compte la solidarité manifestée par la société civile vénézuélienne à l’occasion du désastre naturel. C’est volontairement que nous n’avons pas inclus d’autres manifestations contraires, qui sont aussi douloureusement présentes comme le saccage, le pillage et la violence, entre autres. Sans méconnaître ces réalités, nous sommes convaincus que le progrès de la société se construit à partir de ses avantages comparatifs. Et actuellement, notre meilleur avantage comparatif est la solidarité que nous avons manifestée et qui vaut des millions.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2364.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : SIC, janvier-février 2000.
 
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