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DIAL 2402

HAÏTI - Peut-on espérer la démocratie ?

Guercy Antoine

samedi 16 septembre 2000, mis en ligne par Dial

Les nouvelles en provenance d’Haïti, tant au plan politique que social, sont graves et inquiétantes. La situation y est si complexe qu’il est difficile d’informer sur ce pays avec un minimum de clarté. C’est pourtant ce que parvient à faire avec justesse Guercy Antoine, théologien laïc haïtien, dans une interview accordée au mensuel vénézuélien SIC, août 2000.


En tenant compte de l’histoire du peuple haïtien, est-il possible d’imaginer la démocratie en Haïti ?

L’histoire des luttes entreprises par le peuple haïtien a toujours fasciné et déconcerté le monde. Il a été fascinant de voir debout un peuple noir, pauvre, analphabète et peu nombreux, avec un tel courage qu’il a battu l’armée française en 1803 et obtenu son indépendance en 1804, devenant ainsi la première nation noire indépendante du monde, et la deuxième nation en Amérique après les États-Unis. Et, en plein XXème siècle, après de nombreuses années d’oppression et de népotisme, le peuple haïtien s’est soulevé en 1986 contre la dictature de François Duvalier, alias « Papa Doc », et de son fils Jean-Claude Duvalier, « Baby Doc ». Je pense que 1986 a fait date dans l’histoire haïtienne du XXème siècle. Une nouvelle période politique s’est ouverte, qui a permis d’entreprendre un chemin de reconstruction, de rendre possible notre espérance pour la démocratie. En fait, à partir de là, il y a eu toute une série d’événements qui ont abouti aux élections de 1990, au triomphe présidentiel d’un prêtre catholique appelé Jean-Bertrand Aristide, fait sans précédent dans l’histoire. Tout cela grâce à l’appui politique d’un mouvement appelé « Lavalas » (avalanche). Pendant la décennie des années 90, nous avions la possibilité d’asseoir les bases qui auraient aidé à construire notre démocratie, c’était le moment de consolider la transition. Malheureusement, il n’en a pas été ainsi : aujourd’hui, il y a des signes qui marquent une nouvelle concentration du pouvoir alors que les conditions de vie de notre peuple continuent à se détériorer.

Pourrais-tu donner quelques indicateurs sur la détérioration des conditions de vie du peuple ?

C’est la réponse à cette question qui déconcerte le plus et fait mal aux observateurs et à ceux qui aiment Haïti. Il est triste de voir que Haïti figure dans la liste des pays les plus pauvres du monde, le plus pauvre du continent américain, avec 70 % d’analphabétisme, un taux de mortalité de 13,8 pour mille, 60 % de chômage, un pays sans infrastructure de services comme les routes, le téléphone, l’électricité, l’eau potable, etc. Les services de base sont un luxe. Il s’ajoute à cela une dégradation désastreuse de l’environnement. Comme le paysan n’a pas de terre, il est obligé de couper les arbres pour cultiver. Les fabriques et les industries sont fermées à cause de l’instabilité politique et de l’insécurité légale. Tous ces faits expliquent la forte tendance à l’émigration, principalement vers la République dominicaine, pour couper la canne à sucre et travailler dans la construction, et à Miami pour la cueillette des tomates.

Le mouvement « Lavalas » a été essentiel dans la lutte contre la dictature et a représenté la plate-forme politique pour la transition possible vers la démocratie. Comment le mouvement Lavalas se situe-t-il par rapport à ce drame que vit le peuple haïtien ?

Quinze ans après l’épopée de 1986, Haïti n’a pas réussi sa transition démocratique. C’est une transition qui n’en finit pas, peut-être parce qu’elle n’a pas encore commencé. Quant au mouvement Lavalas, c’est un échec. Lavalas a échoué.

Cet échec s’explique en grande partie par l’absence d’un projet précis pour la nation. À l’intérieur, c’est un mouvement divisé. Les luttes intestines pour qu’un seul courant contrôle le pouvoir lui ôtent sa crédibilité. Il a oublié sa pluralité interne et il a besoin d’un projet qui rassemble. En 1997, la forte division a atteint son apogée et deux partis politiques sont apparus, l’OPL (Organisation du peuple en lutte) et l’OFL (Organisation de Lafanmi Lavalas). Chaque parti, quand il a été au pouvoir, a atteint un niveau excessif de corruption administrative, accompagnée d’une impunité éhontée. Lavalas a perdu son originalité, sa mystique et sa spiritualité.

Quelles conséquences la division de Lavalas a-t-elle eu pour la société haïtienne ?

Une grande frustration qui se manifeste par davantage de violence, d’insécurité et d’ingouvernabilité. Le climat de violence politique qui persiste et augmente dans notre pays n’est pas dû au hasard. Curieusement, c’est à l’intérieur du mouvement Lavalas que les victimes sont les plus nombreuses. Il est paradoxal que ce mouvement, qui contrôle tous les espaces politiques, soit impuissant face à cette situation. Manque de capacité ? Je pense plutôt qu’il s’agit d’impunité et de complicité. La lutte interne en est arrivée là. La dernière victime la plus connue a été Jean Dominique, la personnalité la plus remarquable du journalisme haïtien et le directeur de la station de radio la plus écoutée du pays. Un homme très actif dans la lutte contre le régime militaire de Duvalier. Il a dû s’exiler deux fois à l’époque du népotisme. Il a été assassiné le 3 avril de cette année, dans la station de radio où il travaillait. Dominique, jusqu’au jour de sa mort, a été le principal conseiller du président. L’impunité accroît la méfiance et crée un climat de violence et d’ingouvernabilité.

Dans ce contexte, quelle importance donnes-tu aux élections du 21 mai dernier ?

Les élections en Haïti étaient très attendues par le peuple haïtien et la communauté internationale. Avant cette date, nous avons vécu trois ans d’inconstitutionnalité avec un régime prétendument démocratique. Haïti a vécu de 1997 à 1999 sans premier ministre, et de 1997 à aujourd’hui sans parlement. Cette crise institutionnelle a son origine dans les élections contestées du 6 avril 1997, auxquelles seulement 6 % de l’électorat ont participé. Ensuite nous avons vécu au sein d’une lutte interminable entre les deux grands courants du mouvement Lavalas : l’Organisation du peuple en lutte (OPL) de Gérard Pierre-Charles, ancienne organisation politique Lavalas, et Lafanmi Lavalas (OFL) de Jean-Bertrand Aristide, ex-président de 1991 à 1995.

Les élections du 21 mai dernier, après beaucoup de sang et de morts, parmi lesquelles l’assassinat du célèbre journaliste et conseiller politique du président de la république, témoignent de l’aspiration du peuple à un changement politique qui donne une direction au pays, sans savoir ni comment ni avec qui. Au milieu du pessimisme, l’espérance est là comme une manière d’envisager les choses. Le fait que 60 % de l’électorat soit allé voter est un indicateur positif, à la différence de 1997 quand seulement 6 % des électeurs se sont rendus aux urnes. Malgré tout, notre peuple croit encore à des solutions politiques et pacifiques à la crise.

Quel genre d’élections a eu lieu ? Qui les a gagnées ? Comment vois-tu le scénario politique post-électoral ?

Ce fut un triomphe électoral pour le parti d’Aristide, Lafanmi Lavalas, parti qu’il a lui-même créé en 1996 avec l’intention d’en faire l’unique force politique du pays. L’hégémonie politique d’Aristide semble se concrétiser, puisque Lafanmi Lavalas a concentré 90 % des votes. Aussi va-t-il avoir la majorité absolue dans les deux Chambres, ainsi que le contrôle de presque toutes les municipalités, les collectivités territoriales, le conseil électoral permanent et d’autres instances de pouvoir. Tel est le scénario politique post-électoral : la totalité du pouvoir sera concentrée dans les mains d’un seul parti qui manque d’un projet politique précis pour surmonter la situation que vit notre pays. Je crois qu’on ne peut que s’attendre à une catastrophe politique, parce que trop de pouvoir concentré, sans vision ni projet clair pour le pays, peut nous conduire au totalitarisme. Il est anachronique de vivre dans un pays dirigé par un seul parti qui n’a pas de projet et qui n’est pas capable de dialoguer et de négocier avec les autres groupes sociaux. Aristide et son parti, Lafanmi Lavalas, n’ont su, jusqu’à présent, que s’écouter eux-mêmes. Je crois qu’il y a là, à l’état latent, un véritable danger.

Quelle serait la vraie alternative pour Haïti ?

Aujourd’hui plus que jamais, Haïti a besoin de la participation de toutes les forces vives, de tous les secteurs et couches sociales pour sortir du marasme économique qu’elle connaît depuis sa naissance comme nation « indépendante ».

Le développement socio-économique de Haïti passe obligatoirement par le pluralisme politique. Après une si longue période de népotisme, remplacée par un personnalisme du type « messianisme prophétique », nous n’avons pas préparé le chemin pour la démocratie et le développement économique qui s’ensuit. Jusqu’à présent, les tentatives politiques ne nous ont menés nulle part et le pays continue de s’effondrer. Nous sommes considérés comme un pays préindustriel, c’est-à-dire vivant dans une économie de subsistance, alors que le monde est dans sa phase postindustrielle. Combien de temps nous faudra-t-il pour rattraper le monde ? Malgré tout, croire en la démocratie en Haïti est possible, ce qu’il faut c’est la volonté politique et la participation de la société pour la construire. La question la plus pertinente serait : voulons-nous la démocratie en Haïti ? Sommes-nous disposés à la construire ? Nos dirigeants sont-ils disposés à céder des parts de pouvoir au bénéfice d’un dialogue réel et constructif ?


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2402.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : SIC, août 2000.
 
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